En attendant
les Gilets jaunes
Quelle est la raison de publier aujourd’hui ces
conférences dites intempestives prononcées au moment de la vague d’attentats
islamistes ? Quatre années se sont écoulées.
Depuis le 17 novembre 2018 la situation a changé dans
notre pays. Que s’est-il passé ? Le mouvement des Gilets jaunes est
apparu. Des manifestants ont occupé des ronds-points un peu partout en France. Ils
descendent régulièrement dans les rues des villes pour revendiquer la justice
sociale et fiscale, le partage des richesses, plus de démocratie, et une
citoyenneté active.
Alors que les attentats islamistes à partir de janvier
2015 nous avaient tétanisés, laissant la plupart d’entre nous dans la stupeur
et dans une impasse identitaire devant laquelle il fallait agir, les Gilets
jaunes nous sortent de cette phase. Même si le risque terroriste islamiste est
toujours là, on sent bien que la période historique est passée et que l’espoir
d’un monde meilleur, plus égalitaire et plus démocratique renaît à la faveur de
ce mouvement populaire.
Le mouvement est exemplaire à plus d’un titre, il
redonne une perspective d’émancipation à un pays tout entier enlisé dans une
crise économique et sociale qui venait l’anesthésier. L’horizon s’est éclairci
depuis novembre 2018.
La révolte vient de loin, elle est très profonde et
touche les couches les plus populaires de notre pays. Il semble que le pouvoir
et les institutions étatiques auront quelques difficultés à la faire rentrer
dans le rang.
Ce mouvement est spontané et encore inorganisé malgré
quelques tentatives très intéressantes de se coordonner démocratiquement comme
cela a eu lieu le 27 janvier 2019 à Commercy dans la Meuse à travers une
assemblée des assemblées ; il nous réconcilie avec le pays que l’on
pensait en proie à ses démons nationalistes et communautaristes, à la
démobilisation ou encore au renoncement face aux inégalités monstrueuses que ce
monde produit.
Le mouvement à lui-seul déconstruit peu à peu tout
discours marqué par le repli identitaire fondé sur la différence communautaire
et l’inégalité. Il nous sort de la caverne par le haut, c'est-à-dire par
l’affirmation du principe d’égalité qui consiste à affirmer l’égalité de tous
les hommes au départ et ne pas chercher seulement à l’atteindre. Ce mouvement
pose inconsciemment comme principe que tous les hommes sont capables de penser
et donc agir et s’occuper des affaires de la cité, d’avoir des émotions
poétiques et esthétiques, d’entendre le sens des choses,… devenir des sujets.
Ce principe d’égalité de tous les hommes fonde l’action politique et la rend
possible.
C’est de cette façon que nous sortirons de notre
enfermement identitaire, différentialiste, et aussi de la reproduction sociale.
Cela est certain.
Nous n’en sommes peut-être qu’au début, car à l’heure
actuelle nul ne sait jusqu’où ce mouvement ira. Peut-être une conscience
nouvelle émergera-t-elle face aux énormes puissances économiques mondialisées
et à l’État libéral qui les sert. Alors un nouveau
sujet viendra frapper à la porte de l’Histoire pour s’y installer.
Evènement inouï lorsque des hommes et des femmes qu’on ne comptait pas,
qui à aucun titre (talent, mérite, fortune, naissance,…) n’étaient appelés à
exercer le pouvoir, des gens de rien qui étaient en excédent-jetable,
surnuméraire sur le compte de la société, se mettent soudain à exister, font
effraction, occupent les ronds-points et les rues des villes revêtus d’un gilet
jaune pour être vus comme incarnation de l’universel-singulier et se rappeler à
la politique. Au fond les gens rassemblés dans ce mouvement veulent un autre
destin et s’estiment capables de le conduire, et donc capables tout de suite de
s’occuper des affaires communes. Le fameux RIC réclamé à cor et à cris en est
le symbole simplifié.
Ce qui paraissait hier encore impossible devient
possible. Dans ces conditions la politique devient à nouveau pensable. Nous
assistons au soulèvement du politique
face à la police, à la surrection
démocratique de ceux qui ne sont pas destinés à s’occuper des affaires
publiques et se mettent justement à s’en occuper. Par la scène polémique qu’ils
créent, les Gilets jaunes fondent le sens de l’action politique et imposent
l’ordre du jour ; ils rendent visible quelque chose qui était resté invisible.
Les causes profondes étant toujours là, on ne voit pas
bien pourquoi le mouvement s’arrêterait malgré la logique politique-policière
dont il est victime. On compte en janvier 2019, plusieurs milliers de blessés
et plus de cent éborgnés et mutilés parmi les manifestants.
Il va falloir penser « l’objet gilet jaune »,
et arrêter de voir et entendre uniquement des grognements, des bruits, des
paroles inarticulées parmi cette multitude prétendument haineuse qui ne sait
pas ce qu’elle veut et pourquoi elle manifeste. La vague de mépris dont les
manifestants continuent de faire l’objet mérite à elle seule d’être analysée.
Homophobes, racistes, antisémites, complotistes, tout a été dit pour les
disqualifier. Ce mépris me fait penser à certains intellectuels, écrivains,
valets du pouvoir et journalistes face à la Commune de Paris en 1871 ou face
aux journées de Juin 1848. Deux évènements révolutionnaires où des milliers de
Parisiens se sont fait massacrer par l’armée et déporter par les gouvernements
de l’époque. Aujourd’hui bien sûr, il n’y a plus de massacre, mais comme je
l’ai dit : les éborgnés, les mutilés sont nombreux. Et beaucoup de
manifestants ont été emprisonnés, mis en garde à vue ou interdit de manifester.
Tout rassemblement est interdit dans la plupart des cas.
A travers l’histoire et devant la levée d’une partie
du peuple, la plupart des intellectuels et écrivains ont ouvertement pris
position contre avec une virulence qui surprend toujours par son ampleur ;
refusant de comprendre les raisons de se révolter, de saisir les causes
profondes qui viennent de loin, ces intellectuels et journalistes ont failli à
leur devoir. Il s’agit d’une véritable trahison. Trahison de la mission
d’informer, de donner à comprendre, et même parfois donner la parole à ceux qui
ne l’ont jamais.
Il en était
déjà ainsi face aux paysans de 1789 traités de ploucs, de gueux, de foules
stupides et haineuses, d’ignares, éternelle race d’esclaves ; idem en
1848 : ivrognes, jouisseurs, barbares, sans le sou, fainéants ; rebelote
en 1871 : sauvages, nomades, pétroleuses, incendiaires, races primitives,
populace, etc. Et aujourd’hui le peuple en mouvement devient raciste,
antisémite et homophobe.
Mais il faudra toujours avoir à l’esprit que la partie
du peuple qui se révolte n’a pas pour souci principal l’image qu’il veut donner
de lui-même, et rappeler par la même occasion que la haine et le mépris de
classe ont toujours été des tentatives de négation du principe d’égalité qui
anime les mouvements d’émancipation. Une volonté de remise à sa place, d’assignation ou de mise en demeure de ce qui
soudain avait fait irruption dans la cité.
Il était donc temps de publier ces conférences. Avant
que le mouvement social les rende inactuelles.
Il n’en est rien, car les difficultés économiques,
l’injustice fiscale et territoriale qui sont les trois raisons immédiates du
mouvement, y sont explicitées ; car tout en y annonçant les mouvements
démocratiques actuels, j’y préconise exactement ce que certains Gilets jaunes
demandent de leur côté en terme de réformes constitutionnelles. Car j’y dénonce
aussi l’enfermement identitaire, ce poison pour le monde dont la France
aujourd’hui semble sortir peu-à-peu grâce au combat de l’égalité. Et les Gilets
jaunes en interdisant sur beaucoup de ronds-points toutes discussions
religieuses ou politiques politiciennes qui risqueraient de les diviser,
pratiquent à leur manière une neutralité et une laïcité également distribuée.
Sur les ronds points, personne ne demande à personne d’où il vient, ce qu’il est.
On le respecte dans son entièreté.
Et enfin sont publiées ici quelques conférences plus
philosophiques qui expliquent et fondent ma démarche politique et esthétique.
La question philosophique est bien celle des fondations : quels rapports
établir entre philosophie et politique (je veux dire la place de chacun
d’entre-nous dans la communauté humaine), philosophie et esthétique, ou encore
le partage du commun-sensible qui se donne et s’étend bien au-delà de la
communauté des hommes.
Je vous invite donc à lire ces conférences qui ont été
écrites pour être lues puis débattues. J’espère qu’elles contribueront à mieux
comprendre la situation, mon engagement de toujours et ma fidélité.
Maintenant que le peuple à commencer de se soulever,
de s’émanciper, le combat démocratique doit être mené jusqu’au bout ; il
sera long.
François Baudin
Le 18 février 2019
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