jeudi 30 avril 2020

Santé et liberté ! par Claude Vautrin



L’actuel débat sur la santé est majeur, personne n’en disconvient. À la condition que la santé, si négligée au sommet, il n’y a pas si longtemps, ne soit pas prétexte à diluer les autres valeurs essentielles de la République, et parmi elles la liberté qui nous est si chère.
« Clochardisation de notre système de santé », pour reprendre l’éloquente expression de Cynthia Fleury, professeure titulaire de la chaire Humanités et santé au Conservatoire national des arts et métiers (Le Monde 26/03/2020), scandales pharmaceutiques et sanitaires de grande ampleur, étranglement des crédits dédiés à la recherche, suppression par milliers de lits hospitaliers… : les gouvernements successifs n’ont pas fait dans la dentelle ces deux dernières décennies pour plonger la santé publique dans le bain acide du capitalisme néolibéral.
La manière récente - il y a trois mois - de traiter le ras-le-bol des hospitaliers, alertant l’opinion sur les dégâts et les risques majeurs pour l’avenir ajoute à la réflexion. Les séquences de matraquages, de gazages, de répression violente des infirmières et des pompiers en colère restent dans toutes les mémoires éveillées.
De quoi déjà associer dans ce combat - d’hier, d’aujourd’hui et de demain - ces concepts majeurs de la République que sont la liberté et la santé pour tous. On ne fait pas donner du bâton contre les défenseurs des services publics, de la belle idée d’accès universel aux soins, bref de la justice sociale, sans arrière-pensée. Gardons donc ça en mémoire, car les femmes et les hommes en blanc, si adulés, caressés aujourd’hui par le pouvoir en place, auront besoin dès demain de notre vigilance au regard des choix sociétaux, dictés par le financiarisme en vogue ces deux dernières années. Pour avoir observé le monde, je garde en mémoire la démonstration chilienne de telles dérives. Dans ce pays soumis aux Chicago Boys, élèves et disciples de Milton Friedman, l’économiste américain qui a fait du Chili de la dictature Pinochet le laboratoire mondial de l’ultralibéralisme, le service hospitalier public, livré à lui-même, transmet, faute de moyens, ses prérogatives au secteur… privé, à ses potentielles déviances. À Santiago, une clinique voit ainsi sa salle d’attente, dédiée à la chirurgie et en capacité d’accueillir, la semaine, une soixantaine de patients, s’ouvrir à trois cents personnes, les dimanches et jours fériés. Place au « jour des pauvres » ! Vieillard en équilibre instable, faute de béquille, malade fatigué par un long voyage nocturne en bus, famille en angoisse, accompagnant l’enfant blessé, coût majeur du déplacement : peu importe. Il faut se partager les rares sièges, patienter, longtemps parfois. Dans la république renaissante, l’égalité n’a toujours pas force de loi. Faut-il en accepter le prix ?
Ici et maintenant, soyons d’autant plus vigilants qu’à bien observer la gestion au sommet, fût-elle procrastinatrice, de l’actuelle crise sanitaire du Covid, une petite étincelle me fait dire qu’une autre donne se confirme : les effets désormais actés de la « biopolitique », mieux encore du « biopouvoir », ce concept cher au philosophe Michel Foucault.   
Sa vocation ? Gouverner le vivant et surtout contrôler les comportements, les gestes, les déplacements, intra et extra muros, les capacités physiques des uns et des autres à s’adapter à telle ou telle crise, à telle ou telle mesure, sans omettre en parallèle la mise en place de sanctions. Nous y sommes. Pas étonnant qu’ait été édicté en France le montant des amendes à qui enfreindrait le confinement, bien avant que n’ait été pensé le déficit de masques, de tests, de respirateurs… Ce que les migrants testent douloureusement depuis des années, nous en faisons l’expérience aujourd’hui.
On l’a compris, insupportable, la restriction des libertés est en cause. Qu’elle qu’en soit d’ailleurs la dimension, individuelle, sociale, institutionnelle… Ici une résidente d’EPHAD très âgée confinée des semaines durant dans sa chambre étroite au risque de souffrir de pathologies destructrices ; là un uniforme contrôlant le panier de la ménagère et édictant ce qu’il convient ou non de boire, de manger, de développer un bien-être. La nourriture n’est pas que terrestre ! Etonnant, on en convient, que les temples de la lecture - bibliothèques, librairies… - aient été soudainement rayés du quotidien. On a même vu, dans les Vosges, un préfet pondre un arrêté interdisant de dialoguer dans la rue, fût-ce à un mètre de distance, ce qu’il appelait « un rassemblement statique à l’occasion des sorties quotidiennes ». Le document liberticide a été suspendu par le juge des référés, suite au recours de la Ligue des Droits de l’Homme, avec le soutien d’ATTAC 88. N’empêche ! Les forces moralisantes, en proie à l’autoritarisme, veillent. La vigilance citoyenne s’impose. L’affaire n’est pas que locale. N’a-t-on pas vu, comme réponse à la crise depuis mars dernier, les lois du travail bousculées par ordonnance, une Assemblée Nationale prise en otage et en incapacité de débattre des mesures de sortie du confinement. Un manque d’autant plus inquiétant que ces dernières étaient assorties à l’application numérique « Stop Covid 19 ». L’idée cette fois ? « Surveiller les déplacements des personnes au moyen de leur smartphone ». Certains fatalistes me diront qu’il en est déjà ainsi. Certes, mais le développement d’une technologie employée par l’Etat à des fins de contrôle social mérite au minimum un débat national. À moins de vivifier l’axe Paris-Pékin !

Claude Vautrin
(Écrivain-journaliste)


Marie-Thérèse Wauthier et l'épidémie de poliomyélite (Étienne Thévenin)




Marie-Thérèse Wauthier (1929-1960)

La pandémie de 2020 a provoqué la peur. Le courage des soignants mobilisés face au fléau a suscité un courant de sympathie dans l’opinion. Les applaudissements devenus rituels à 20 heures en sont l’un des signes. Mais quand la crise sera passée, comment se souviendra-t-on de celles et ceux qui étaient en « première ligne » ? L’historien peut aider à cette réflexion en rappelant l’histoire, à la fin des années cinquante, de l’engagement des soignants face à une brutale épidémie de poliomyélite qui secoua la Lorraine et en évoquant en particulier le destin d’une jeune interne de médecine, Marie-Thérèse Wauthier.

La poliomyélite, une maladie qui inspire alors effroi et terreur
La poliomyélite, souvent appelée « polio », est une maladie infectieuse causée par un virus qui attaque le système nerveux, la moelle épinière, et peut paralyser un individu, le plus souvent un enfant à vie en quelques heures. Le virus atteint aussi l’appareil respiratoire, paralysant les muscles et provoquant la mort par étouffement de sa victime.
Des égyptologues britanniques disent avoir reconnu des traces de la maladie sur un squelette datant de 3 400 ans avant J.-C. La première description de la maladie date du dix-huitième siècle et en 1840 Heine isole le virus. Mais c’est seulement depuis le vingtième siècle que des données précises à son sujet sont recueillies.De 1900 à 1925, la polio toucha beaucoup d’enfants à travers l’Europe et les États-Unis. Chaque pays connut ses poussées épidémiques. Pendant l’entre-deux-guerres la maladie toucha aussi de jeunes adultes et également des adultes plus âgés chez lesquels les séquelles étaient souvent plus graves.
De 1945 à 1956, la poliomyélite s’étendit à un tel point dans le monde qu’une véritable terreur s’installa. A son apogée aux États-Unis, en 1952, la polio paralysa ou tua plus de 24 000 personnes. Durant cette période, en France, on dénombra entre 1 500 et 2 000 nouveaux cas chaque année
En 1928, à Boston, pour assurer l’assistance respiratoire des patients et éviter leur mort par étouffement, l’utilisation du respirateur Drinker, du nom de son inventeur, se popularisa. On parla ensuite des « poumons d’acier. » Le principe en était simple : le patient était introduit dans un caisson, sa tête seule dépassait, un soufflet géant animé par de puissants générateurs électriques exerçait une pression alternée. La durée des séances de caisson variait selon la gravité de l’état du patient : quelques jours, quelques semaines, quelques mois, toute une vie parfois. Les photographies d’alors montrant de grandes salles d’hôpitaux remplies de ces machines avec les patients, souvent des enfants dont seule la tête dépassait, frappaient les esprits.
Car le mal était alors sans remède. Un premier vaccin contre la polio fut développéen 1955 par le biologiste américain Jonas Salk, un vaccin injectable de virus inactivé, et un autre, presque en même temps et très comparable à L’Institut Pasteur de Paris par le Professeur Pierre Lépine. Mais en 1956 ces vaccins étaient encore peu utilisés, on cherchait à les perfectionner car leur efficacité et leurs effets secondaires étaient encore très discutés. De sorte que l’annonce de la maladie suscitait l’effroi. La tuberculose, grâce aux antibiotiques, venait d’être vaincue, la mortalité infantile reculait mais la polio semblait incontrôlable et elle effrayait d’autant plus qu’elle provoque une mort et des souffrances horribles, et qu’elle touchait en priorité les enfants en bas âge.

Une épidémie brutale et meurtrière frappe la Lorraine en 1957
Au début de l’année 1957 une terrible épidémie de poliomyélite frappe l’Est de la France et plus particulièrement la Lorraine.
Un seul cas de poliomyélite était recensé en Meurthe-et-Moselle en janvier 1957, et un seul également en février. Mais à partir de mars, il en va autrement. Une véritable « poussée épidémique » s’amorce. Des cas isolés puis de plus en plus nombreux sont recensés dans les arrondissements de Lunéville et de Nancy puis l’ensemble du département est touché ainsi que les départements voisins. De mars à octobre on recense des dizaines de cas très graves chaque mois, la situation commence à s’apaiser seulement à partir de novembre, avec cinq nouveaux cas seulement et six en décembre. Chaleur précoce, sécheresse relative, mobilité des populations et nombreux rassemblements ont favorisé la propagation du virus. Près de neuf patients sur dix sont des enfants de moins de quatorze ans mais on compte aussi quelques adultes. Plusieurs centaines de cas de formes paralytiques de la maladie sont déclarés. Les hôpitaux nancéiens sont débordés et pour réduire la contagion, les patients sont envoyés en priorité à l’hôpital Maringer de Nancy, au service de maladies infectieuses, où la vaccination est envisageable. Le Docteur Pierre Gerbaut dirige ce service depuis 1955. Mais même dans ce service les vaccins sont rares et leur efficacité reste discutée.  Dans ces conditions difficiles le Docteur Gerbaut doit mettre en place des campagnes de vaccination.
Des centaines de patients affluent donc au service durant ces mois difficiles. Chaque cas est particulier. Certains sont agonisants et l’évolution fatale est inéluctable, d’autres sont touchés sévèrement et de lourdes séquelles sont prévisibles s’ils survivent : paralysie totale ou partielle (bras ou jambes), longs mois voire une vie entière à passer avec l’assistance respiratoire d’un énorme « poumon d’acier ». Certains sont atteints par le virus mais plus légèrement et au terme d’une hospitalisation assez brève peuvent envisager de reprendre leur vie « d’avant ». Les soignants doivent commencer par porter des diagnostics précis pour établir un protocole de soins adapté à chaque patient.
Confrontés à la pénurie de vaccins, les soignants décident de les réserver aux patients les plus gravement atteints et risquant la mort. Les soignants choisissent donc de se priver, pour eux-mêmes, de vaccin. Le virus est pourtant contagieux et il peut frapper les adultes, et en particulier les soignants en contact direct avec les malades. Les soignants savent les risques qu’ils prennent, ils les acceptent et les assument.

L’engagement de Marie-Thérèse Wauthier et de ses collègues.
Parmi ces soignants, une jeune interne, Marie-Thérèse Wauthier. Marie-Thérèse Wauthier est née à Metz le 16 octobre 1929, d’un père inspecteur des PTT et d’une mère institutrice. Elle a un frère. Expulsée pendant la guerre avec sa famille, elle commence ses études secondaires à Lyon puis, avec la Libération, elle les finit à Metz où la famille est revenue, rue de Queuleu. Elle embrasse alors la carrière médicale et obtient son doctorat dès 1953. Elle réussit ensuite le difficile concours de l’Internat à Nancy. Difficile car les lauréats sont peu nombreux, sept en 1955. Et les lauréates sont encore plus rares, quatre seulement à Nancy de 1951 à 1958. Ce n’est pas fortuit. Les étudiantes en médecine sont alors nettement moins nombreuses que les étudiants mais surtout les professeurs, à l’internat, écartent généralement les candidatures féminines : « Elles se marieront, auront des enfants et seront ensuite perdues pour la médecine, » répètent sans s’en cacher nombre d’entre eux sans que cela scandalise les contemporains. L’anonymat n’est pas de règle, au contraire, à cette époque à ce concours et les professeurs ont alors l’habitude de favoriser nettement ceux qu’ils souhaitent voir reçus. Pour que le jury des professeurs des années cinquante se résigne à admettre une jeune femme il faut que cette dernière démontre une culture médicale absolument exceptionnelle. C’est le cas de Marie-Thérèse Wauthier.
Elle entend vivre intensément son métier de médecin. Sans pour autant choisir le « célibat médico chirurgical », pour reprendre une expression alors usitée à propos de certaines femmes aux compétences reconnues dans le monde médical mais qui avaient renoncé à une vie de couple et de famille pour mieux assurer leur place dans cet univers alors très masculin. Marie-Thérèse Wauthier est fiancée à un étudiant en médecine et ils partagent une même passion pour leur métier, des goûts culturels comparables, des idéaux communs, et le mariage est proche. Tout semble sourire à la jeune femme, elle semble alors rayonner de bonheur mais ses amies ne la jalousent pas car sa bienveillance lui vaut l’estime et la sympathie de ses confrères.
Après une année d'interne provisoire dans le service de médecine générale du Professeur Abel, elle est interne titulaire d'abord dans le service de rhumatologie du Professeur Louyot puis au service des maladies infectieuses. L’épidémie de poliomyélite éclate, comme nous l’avons vu, dans les semaines qui suivent son arrivée.

Qui sont les autres soignants en contact direct avec les malades? Le Docteur Jean Lorrain, vingt-sept ans alors, est chef de clinique au service des maladies infectieuses et se dévoue sans compter. Les internes sont très peu nombreux, les jeunes externes du service ne peuvent suffire à accueillir tous les malades qui affluent, il faut les renforcer. Des externes d’autres services et en cours d’étude se portent volontaires pour exercer les gardes et les permanences. Eux aussi savent les risques encourus mais ils estiment que leur devoir est, avant tout, de servir les malades menacés.  Les médecins au contact des malades sont donc jeunes, quel que soit leur grade, ils ont pour la plupart entre vingt-deux et vingt-huit ans.
Parmi les soignants, les religieuses sont très présentes, jour et nuit, au service des maladies infectieuses comme dans la plupart des services des hôpitaux de Nancy d’alors. Parmi elles, Sœur Dominique. Petite, déjà âgée et le visage tout ridé, elle veille à chaque malade etaccueille et accompagne aussi les jeunes soignants avec une bienveillance, une douceur et une sérénité à toute épreuve. On l’appelle assez vite « l’ange des polios. » Elle ne s’occupe pas seulementde la bonne exécution des gestes techniques, elle rappelle inlassablement ce que l’on appelle aujourd’hui les « gestes barrière », le lavage des mains, la rigueur des règles de prévention et d’hygiène. Elle est aussi à l’écoute de chacun et sait trouver des paroles de réconfort. « Les malades ont seulement besoin que vous soyez là », dit-elle une fois à un soignant un peu découragé.
Des infirmières, des aides-soignantes, des personnels techniques et d’entretien sont aussi mobilisés. Il est difficile d’imaginer la situation d’alors dans les salles de ce service, aucun cinéaste ne s’y est risqué, même après les événements. Les patients arrivent en nombre, il faut leur trouver une place en évitant des risques de contamination accrus. Des générateurs fonctionnent en permanence pour faire fonctionner les poumons d’acier et on redoute la panne aux effets catastrophiques pour le patient. Malgré le bruit et l’agitation il prendre le temps de réfléchir à chaque cas qui est un cas particulier. Sans cesse il faut surveiller le rythme respiratoire, le pouls, la tension, poser des canules, désobstruer, éviter de montrer ses peurs ou ses inquiétudes. Les visites et contre-visites au chevet du patient doivent être fréquentes, de jour comme de nuit.
Et il faut rappeler que la grande majorité des hospitalisés sont de très jeunes enfants. Les parents ne peuvent rester à leur chevet, les salles sont déjà encombrées. Beaucoup de ces enfants quittent pour la première fois leur famille, ont le sentiment de pénétrer dans un univers effrayant et la terreur s’ajoute à la maladie. Ce ne sont pas des patients comme les autres. Il faut leur parler avec douceur, leur expliquer ce qui se passe. La compétence technique ne suffit pas pour les tirer d’affaire, les qualités d’empathie et les capacités de dialogue sont tout aussi nécessaires. Elles le sont aussi quand il s’agit d’adultes, comme une jeune mère de famille de Haute-Marne, hospitalisée, qui s’inquiète pour ses enfants restés à la maison.
Ces raisons poussent Marie-Thérèse Wauthier à choisir de ne pas quitter le service, d’y rester jour et nuit car il y a toujours à faire, un cas clinique compliqué, un enfant qui a besoin de réconfort. Elle se donne toute entière aux patients, au plus fort de la crise. Et son action fait merveille, elle redonne espoir à beaucoup et permet à un bon nombre d’enfants de quitter le service plus tôt que prévu. Mais elle s’épuise.
L’épuisement touche la plupart de celles et ceux qui se dévouent jour et nuit auprès des malades. Il est vrai qu’ils ne sont guère relayés. C’est particulièrement net chez les externes. Si certains se sont portés immédiatement volontaires d’autres ont, semaine après semaine, rivalisé d’imagination pour mettre en avant les prétextes les plus divers leur permettant d’échapper aux gardes afin de ne pas avoir à relayer leurs camarades exposés avec toute la prise de risque que cela suppose. Il est vrai que les examens universitaires ont lieu aux dates prévues et que les programmes de révision ne sont pas allégés. Car la société alentour continue à vivre presque comme avant, sans rien changer de ses habitudes, ce qui explique d’ailleurs la forte poussée épidémique. Un externe volontaire prend alors l’initiative de dresser la liste des étudiantes et étudiants qui ont assuré sans relâche des gardes au service des maladies infectieuses et il va voir un membre du jury en lui faisant partdu malaise éprouvé par celles et ceux qui, épuisés par les gardes, ne voudraient pas être les seuls recalés de la promotion car leur travail au service des maladies infectieuses ne leur aurait pas permis de satisfaire aux exigences du jury des professeurs. Ces derniers comprennent très bien la situation et aucun des externes volontaires n’est recalé aux examens de cette année-là.
Au bout de plusieurs semaines l’état de fatigue est général dans le service mais le travail à accomplir reste considérable. Marie-Thérèse Wauthier ressent bien quelques symptômes de forte fatigue mais elle ne ralentit pas le rythme de son travail. Des examens plus approfondis s’avèrent cependant nécessaires et lui révèlent le terrible nouvelle : elle est touchée par le virus. Et des analyses complémentaires indiquent qu’elle est victime de la forme la plus sévère de la maladie.
Marie-Thérèse Wauthier n’est pas la seule soignante terrassée par la poliomyélite. Un autre interne, le Docteur Jacques Montaut, est lui aussi touché, mais par une forme moins grave de la maladie et il ‘en remet, assez difficilement toutefois. Heureusement les autres soignants et les auxiliaires des soignants échappent au fléau.
Une thèse de médecine rédigée peu de temps après, en 1958, par Pierre-Jean Melnotte dresse un premier bilan de cette poussée épidémique de huit mois. On déplore treize morts. C’est beaucoup mais d’habitude ce genre d’épidémie entraînait la mort rapide de dix pour cent des patients touchés, comme ce fut le cas en 1943 à Nancy. Or des centaines de patients sont passés à l’hôpital Maringer. Certains souffrent de lourdes séquelles mais les nombreux patients atteints de séquelles s’ajoutent toujours aux morts des épidémies de poliomyélite d’alors. Après avoir noté ce résultat épidémiologique remarquable au regard des conditions du moment, Pierre-Jean Melnotte l’attribue à l’activité des soignants de l’hôpital Maringer et à la pratique d’hospitalisation précoce qui permettait de mettre rapidement les patients au contact de personnes entièrement dévouées à leur cas. L’engagement de Marie-Thérèse Wauthier, de ses collègues et de tous les soignants et de leurs auxiliaires n’a donc pas été vain et a permis de sauver des dizaines de vies.
Le pic de la crise est passé à la fin de l’année 1957 mais les responsables sanitaires s’inquiètent du devenir des enfants et jeunes adultes convalescents pour lesquels une réadaptation est nécessaire afin de limiter les conséquences fonctionnelles de la maladie. Le Doyen Jacques Parisot propose de reconvertir une partie du préventorium de Flavigny, à une quinzaine de kilomètres de Nancy, qui était moins occupé avec les progrès décisifs de la lutte contre la tuberculose obtenus quelques années auparavant grâce aux antibiotiques. Cette reconversion est d’autant plus pertinente que de nouvelles poussées épidémiques apparaissent quelques années plus tard, en 1961 dans l’Aube et en 1962 dans les Ardennes. Mais, grâce à la généralisation progressive de la vaccination antipoliomyélitique des jeunes enfants avec un vaccin plus sûr -l’utilisation du vaccin atténué par voie orale d’Albert Sabin à partir de 1961- les cas les plus graves de la maladie, entraînant la paralysie irrémédiable, disparaissent.C’est trop tard pour Marie-Thérèse Wauthier.
L’état de certains jeunes patients, une vingtaine, ne leur permet toutefois pas de quitter les bâtiments hospitaliers. C’est le cas de Fernand Néault, originaire de Bonnevaux dans le Doubs, hospitalisé à l’âge de sept ans et qui passa cinquante ans alité au centre hospitalier de Nancy. Lourdement handicapé, lié à son poumon d’acier, ayant perdu l’usage de ses mains, il tapait sur des claviers avec ses pieds, réussit un Cap de comptabilité et fut un féru d’informatique et devint une figure locale unanimement appréciée. Sa rencontre avec un journaliste du quotidien régional l’Est Républicain, Jo Dieudonné, fut à l’origine de campagnes de Noël en faveur des enfants hospitalisés victimes de la polio mais c’est une autre histoire…
Marie-Thérèse Wauthierest désormais elle aussi hospitalisée, à l’automne 1957, alors que le pic épidémique s’achève, aux côtés des plus infortunés des patients auxquels elle s’est consacrée. Son  état ne cesse de s’aggraver et au bout de quelques mois elle est totalement paralysée. Sa mère vient chaque jour à l’hôpital à son chevet. La jeune femme demande à son fiancé de ne plus se sentir engagé à elle afin qu’il puisse fonder une famille par la suite. Elle est parfaitement lucide, elle maîtrise parfaitement les connaissances des médecins d’alors sur la maladieet elle sait l’issue de son mal inéluctable. Seulela durée de sa lente agonie reste inconnue. Encore quelques jours ? Quelques semaines ? Quelques mois ?Pour autant, elle ne se renferme pas sur elle-même. Ainsi, à des externes avec lesquels elle avait travaillé au plus fort de l’épidémie et qui revenaient au service à l’occasion de Noël pour apporter des cadeaux aux enfants et organiser un petit temps de fête elle trouve la force de dire, en souriant : « C’est beau ce que vous faites. » 
Au terme de trois ans de souffrances, ayant gardé jusqu’au bout sa lucidité et son intelligence, elle meurt au matin du 26 août 1960.
L’émotion est grande à Nancy dans le monde médical et au-delà. De nombreux hommages sont rendus à la jeune femme lors de ses obsèques, le 29 août. Son histoire touche bien au-delà de Nancy. Le 31 août le quotidien Le Monde lui consacre un article sous le titre « Une doctoresse meurt victime de son dévouement. » Le10 novembre de la même année, lors de sa séance solennelle, l’Académie nationale de Metz, sa ville natale, lui confère à titre posthume, sa médaille de vermeil. Le 15 septembre de l’année suivante une revue destinée aux jeunes lui consacre un récit en bandes dessinées en trois pages pour dix-huit vignettes qui retracent sa vie dans la série « Filles de France. » Peu après la ville de Saint Jean de Luz, à l’autre bout de la France, lui dédie une « rue du Docteur Marie-Thérèse Wauthier. » Ceux qui l’ont connu sont marqués par sa mémoire et son souvenir. Le 28 septembre 1963, quand pour la première fois au monde un train médicalisé avec appareils respiratoires, groupes électrogènes de 200 kilos et bouteilles d’oxygène quitte la gare de Nancy en emmenant 157 malades de la polio en pèlerinage à Lourdes (c’est d’ailleurs une prouesse technique pour la SNCF) l’initiateur du projet, le Docteur Cattenoz, qui a travaillé avec Marie-Thérèse Wauthier, lui rend un vibrant hommage et rappelle que l’idée de ce projet est née de leurs conversations alors qu’elle était paralysée… La presse française et internationale est présente.

Quelle mémoire pour aujourd’hui et pour demain ?
Mais les années passent Le souvenir de Marie-Thérèse Wauthier est aujourd’hui totalement absent des lieux, bâtiments et espaces de Lorraine : pas une rue, pas une institution, pas une salle ne porte son nom. Cela interpelle l’historien, mais ce n’est pas anodin ni le fait du hasard. Pourquoi ?
La mémoire d’un nom, d’une vie, d’une action ne dépend qu’en partie de la qualité ou de l’importance d’une action, elle est avant tout le fruit ‘une élaboration collective, construite par celles et ceux qui ont survécu à la personne et à l’action concernées. Et cela concerne autant la mémoire d’un médecin que d’un écrivain, d’un peintre ou d’un élu.
Certes les proches de Marie-Thérèse Wauthier ont continué à évoquer sa mémoire dans un cadre familial ou professionnel restreint. Sinon, cet article n’aurait pas vu le jour. On peut signaler aussi le site consacré aux professeurs et figures de la faculté de médecine de Nancy créé par le Professeur Bernard Legras ou le livre du Professeur Jean Schmit qui évoque aussi le Docteur Cattenoz et le Professeur Montaut. Une plaque à sa mémoire est apposée au bâtiment Canton au CHRU de Brabois. Cela est utile mais ne peut suffire à la construction d’une mémoire collective.
Plusieurs éléments conduit à un relatif oubli. La famille de la défunte était discrète tout au long du drame, bien que présente lors des mois de souffrance de la jeune interne, et elle resta tout aussi discrète après son décès. Les médecins et auteurs qui ont publié surl’épidémie n’étaient pour la plupart pas directement engagés à l’hôpital Maringer et ne connaissaient pas la jeune interne. Leurs études étaient globales, statistiques, épidémiologiques. Les publiants ne sont pas les soignants. Ensuite le service des maladies infectieuses de Nancy a été restructuré. Ceux qui ont œuvré au plus fort de la crise se sont dispersés. Le Docteur Lorrain a dirigé l’hôpital de Saint Nicolas de Port à partir de 1965, le Docteur Jacques Montaut est devenu Professeur de neurochirurgie, les externes volontaires sont partis vers d’autres horizons, les religieuses se sont retirées peu à peu des structures hospitalières et se montrent très discrètes quand il s’agit les actions passées. Les nouveaux responsables des services de maladies infectieuses n’ont pas travaillé avec Marie-Thérèse Wauthier, elle n’est qu’un nom pour eux.
Et puis une information chasse l’autre. La France du début des années soixante vit au rythme des nouvelles venues d’Algérie. Puis, la guerre d’Algérie étant finie, la France entre dans la société de consommation, le temps des guerres semble passé, l’insouciance, l’optimisme et même l’hédonisme s’imposent. La référence aux vertus héroïques, si fréquente durant les années de guerre, semble fatiguer ou lasser ceux qui veulent regarder vers l’avant et les vastes horizons et célébrer la mémoire du président Kennedy plutôt que celle d’une jeune Lorraine.  En outre la société de la seconde moitié du vingtième siècle, toutes qualités égales par ailleurs, célèbre plus volontiers les hommes que les femmes, comme en témoignent les noms de rues choisis alors.
Mais il est une autre raison, plus profonde, qui explique ce silence persistant. L’engagement et la longue agonie de Marie-Thérèse Wauthier donnent de la médecine une image non pas triomphante mais modeste et vulnérable. Les jeunes patients ne sont pas tous sauvés, même si la polio est peu à peu vaincue. Mais les techniques médicales restent impuissantes face à la paralysie et aux séquelles qui emportent après trois années de souffrance la jeune interne. Or, au même moment, la médecine technicienne des CHU rassure, la société cherche à évacuer l’image de la mort, de la souffrance, et pense en avoir fini avec les maladies contagieuses. Evoquer le destin de Marie-Thérèse Wauthier dérange, d’une certaine manière. Il rappelle que si certains fléaux ont été vaincus, d’autres demeurent ou peuvent surgir, qui pourraient exiger le don total de ceux qui y sont confrontés, et en particulier des soignants. Il rappelle aussi la vulnérabilité de nos sociétés comme des individus face à de telles épreuves. La société de la fin du vingtième siècle n’était sans doute pas prête à y réfléchir. Et la société de l’après covid-19 ?

Il reste peu de personnes encore vivantes qui ont connu Marie-Thérèse Wauthier et son histoire. Les mémoires privées sont en train de s’éteindre. Le temps est-il venu, surtout après la pandémie qui a frappé le monde en 2020, de faire entrer le parcours singulier de cette jeune interne dans la mémoire collective ? Car derrière la mémoire de cette jeune femme prématurément disparue, c’est la prise en compte des enjeux sanitaires dans les sociétés d’hier mais aussi d’aujourd’hui et de demain qui est en cause.

25 avril 2020
Etienne THEVENIN,
Maître de conférences HDR en Histoire contemporaine
Université de Lorraine (Nancy)

NB : Si,dans quelques mois, vous croisez,par hasard ou non, le maire de Nancy, le Président de l’Université de Lorraine, le directeur du CHRU, les responsables de l’ARS ou quelque grand décideur de Lorraine ou d’ailleurs, n’hésitez pas à leur suggérer une initiative à la mémoire de Marie-Thérèse Wauthier. Je vous apporterai mon soutien et s’il le faut des informations complémentaires.





vendredi 17 avril 2020

Hasta Luego, Luis (Claude Vautrin)



Hasta luego, Luis par Claude Vautrin

Je suis triste et en colère. Satané Covid19. Luis Sepulveda vient de s’envoler. Une part de moi, l’essentielle peut-être, avec lui. Quoique ! On ne résiste pas à la dictature - celle de Pinochet du Chili brun - à l’exil qui en découle, à l’ultralibéralisme qui, démocratie décadente aidant, remet en scène la violence que le fascisme a assumée, on ne résiste pas sans cultiver l’espoir, façonner le lendemain. « On peut vivre en bien des lieux. L’un s’appelle pays, un autre s’appelle exil. Un autre s’appelle là où diable je me trouve », écrivais-tu dans « La Lampe d’Aladino », un de tes chers écrits. J’avais choisi cet extrait comme exergue de mon dernier ouvrage « Pour l’amour des Vosges ». Comme quoi rien de ce qui se passe sur la planète, où qu’en soit le village, rien de ce qui construit l’homme, le métamorphose, n’est indifférent ! Luis, mon ami, mon frère, je pressens où tu es, un de ces territoires du bout du monde, et pourtant si proches de nos aspirations, de nos combats, que tu aimais à défricher, à déchiffrer, inconnus, et pourtant si proches des valeurs que tu défendais et illustrais. Ta vie, ton œuvre sont exemplaires, non, en dépit des souffrances, des solitudes subies, mais dans cette aptitude à ouvrir des chemins de compréhension, des horizons nouveaux, où le vécu, l’imaginaire, les plus absolus, se mêlaient pour le plus grand plaisir de la lecture, donc de la réflexion, donc de la métamorphose intime et… collective. Zorbas, le chat noir, couvant l’œuf de la mouette pour protéger et inviter le poussin à voler : quel plus beau message ! Ton humour, cette aptitude à cultiver l’utopie, cette volonté inébranlable de rester debout vont me porter jusqu’au bout, en compagnie de l’Ouzbek muet, du tueur sentimental, du chat ami de la souris, de la baleine blanche et du chien Mapuche. Merci à toi, Luis. Hasta luego, c’est sûr !

Claude Vautrin

mercredi 15 avril 2020

Importance de l'histoire sanitaire et sociale de l'époque contemporaine Par Étienne Thévenin



L’IMPORTANCE DE L’HISTOIRE SANITAIRE ET SOCIALE
DE L’ÉPOQUE CONTEMPORAINE

Étienne THÉVENIN, Maître de conférence HDR en histoire contemporaine
Université de Lorraine - Nancy 2 avril 2020

Étienne THÉVENIN, Président du Conseil Scientifique de l’AREHSS est le représentant de
l’Université de Lorraine au Comité de Pilotage Régional du CNAHES d’histoire du handicap
en Lorraine et référent pour d’autres actions dont un colloque AREHSS-CNAHES en
préparation : « Les pauvretés d’hier, d’aujourd’hui… et demain ? ».
Étienne Thévenin a publié chez Kaïros Survivre ou vivre ? Santé et société en Europe de la fin du XVIIIe siècle à nos jours



Étienne THÉVENIN, Président du Conseil Scientifique de l’AREHSS est le représentant de
l’Université de Lorraine au Comité de Pilotage Régional du CNAHES d’histoire du handicap
en Lorraine et référent pour d’autres actions dont un colloque AREHSS-CNAHES en
préparation : « Les pauvretés d’hier, d’aujourd’hui… et demain ? ».

La crise sanitaire actuelle nous invite à prendre conscience de l’importance de l’étude de
l’histoire sanitaire et sociale à l’époque contemporaine. On peut rappeler qu’il y a un siècle, au sortir de la première guerre mondiale, la grippe espagnole tuait plus que les effroyables combats la première guerre mondiale, que la tuberculose était une maladie incurable qui entraînait la mort de personnes de tous âges, que l’espérance de vie à la naissance en France était d’environ cinquante ans, que la mortalité infantile était d’environ cent pour mille alors que le typhus frappait l’Est de l’Europe et
obligeait à mettre place un « cordon sanitaire ».

Les résultats spectaculaires obtenus au cours des décennies qui ont suivi ont fait croire à certains que la question sanitaire était réglée à tout jamais dans les sociétés occidentales, que les maladies infectieuses étaient définitivement vaincues, qu’elles avaient disparu. C’était oublier un peu vite à quel prix ces résultats avaient été obtenus. Les découvertes médicales furent essentielles mais elles ne suffisaient pas. De puissants systèmes de solidarité et de sécurité sociale ont permis au plus grand nombre d’accéder aux soins, et des politiques de santé publique volontaristes et conçues de manière rigoureuse ont permis de préserver les populations.

Le département de Meurthe-et-Moselle a été pionnier dans ce domaine à la suite de la création, en 1920, par Jacques Parisot, Professeur de médecine sociale à Nancy de l’Office d’hygiène sociale de Meurthe-et-Moselle. J’ai raconté dans un livre l’importance de cette histoire qui a eu des répercussions dans le monde entier car Jacques Parisot présida le Comité d’Hygiène de la SDN à la fin des années trente et fut l’un de cofondateurs de l’Organisation Mondiale de la Santé au lendemain de la seconde guerre mondiale. L’impact de « l’Ecole de Nancy sanitaire et sociale » a été considérable dans le monde. Pourtant le centenaire de cet événement majeur a été jusqu’ici célébré avec une très grande discrétion, même à Nancy. Comme s’il ne s’était rien passé ou presque…

Un système de santé peut aussi se défaire, se déliter par inattention de la société et par une accumulation de mesures prises par les pouvoirs publics au nom de logiques qui oublient les priorités sanitaires. J’évoquais la question dans les dernières pages de mon livre « Survivre ou vivre ? Santé et société en Europe de la fin du dix-huitième siècle à nos jours », paru en 2018 aux Éditions Kaïros. Je notais qu’en 2015, pour la première fois depuis longtemps, l’espérance de vie reculait en France par rapport à ce qu’elle était l’année précédente. Le nombre de décès « évitables » augmentait de manière régulière. Les résultats publiés par les instances internationales montraient que la France n’était plus, et de loin, le pays le plus performant en Europe en matière de santé. La tendance ne s’est pas inversée et l’on arrive aujourd’hui, à la suite d’une succession de décisions malencontreuses prises pour « faire des économies », à la pénurie de lits, de masques et de respirateurs que nous connaissons.
Ces questions étaient soulevées dans les milieux professionnels concernés mais laissaient de marbre les historiens contemporanéistes qui pour la plupart ne prêtaient pas attention aux livres publiés par certains de leurs collègues sur ces questions (il suffit de consulter la rubrique « comptes rendus » des revues d’histoire). D’ailleurs, outre Jacques Parisot, qui connaît, parmi les contemporanéistes, Ludwig Rajchman, Nikolaï Semashko, Virginia Henderson, Cecily Saunders, Louis-Paul Aujoulat ? Peu de monde en vérité.
Pourtant, en Lorraine, des chercheurs en histoire ont publié des recherches de qualité ou
travaillent actuellement sur ces questions. Je n’ai pas le sentiment d’être isolé. A Metz, Bernard Desmars a travaillé sur ces questions. Certains étudiants ont publié des travaux remarquables. A Nancy, Thibaut Weitzel a réalisé un mémoire de Master d’une qualité exceptionnelle sur la dernière épidémie de choléra, très méconnue, qui frappa la France à la fin du dix-neuvième siècle. Il en publia une version abrégée dans un livre, Le fléau invisible ; la dernière épidémie de choléra en France, paru en 2011 aux éditions Vendémiaire. Venus d’Afrique, certains étudiants en histoire travaillent aujourd’hui, à Nancy, dans le cadre de leur thèse d’histoire contemporaine, sur les questions sanitaires en étudiant surtout des régions africaines. Par ailleurs un doctorant, Jean-Marie Villela, a choisi d’étudier, en s’appuyant sur les réalités sanitaires et leur évolution, la notion de « vulnérabilité » et l’évolution de sa perception depuis deux siècles. Ce sujet a été choisi avant la crise du coronavirus. Jean-Marie Villela a ouvert un blog et un échange sur les réseaux sociaux sur le sujet car la crise actuelle montre la pertinence de cette recherche et de cette approche.
Une communauté de chercheurs en histoire contemporaine travaillant sur ces questions existe bel et bien en Lorraine. Les historiens ont une parole et un regard à apporter pour enrichir le débat public sur ces questions. Y croient-ils ? Le problème principal est sans doute là.

Depuis une vingtaine d’années, l’historien qui se risquait à présenter un livre, une recherche ou un projet sur un sujet d’histoire sanitaire et sociale s’entendait répondre les mots suivants de la part des directeurs de centres de recherche universitaires, des dispensateurs de crédits pour le financement des projets de recherche soutenus par les organismes publics ou parapublics, des éditeurs, des libraires, des auteurs de comptes rendus dans les revues, des étudiants en quête de lecture ou des associations organisatrices de conférences : « Le travail est intéressant mais ce type de recherche ne fait pas partie de nos centres d’intérêt prioritaires » De sorte que même s’il est publié, un travail de qualité sur ces questions reste le plus souvent ignoré car non lu. J’en profite pour rendre hommage aux personnes qui, malgré tout, ont soutenu les efforts des historiens qui s’engageaient dans ce type de recherches. Je citerai en premier lieu, pour ce qui est de la Lorraine, l’Association régionale d’Etude de l’Histoire de la Sécurité Sociale Lorraine Champagne Ardennes (AREHSS) et je n’oublie pas le Conservatoire National des Archives et l’Histoire de l’Éducation Spécialisée et de l’Action Sociale (CNAHES).

Qu’en sera-t-il au lendemain de la pandémie qui nous frappe actuellement ? Il n’est pas facile
de s’intéresser aux sujets émergents comme ceux qui sont liés à l’histoire sanitaire contemporaine. Nous savons pourtant que cette pandémie ne sera malheureusement pas la dernière que connaîtra notre humanité. Je crois que notre société progressera dans la compréhension des enjeux sanitaires quand elle s’emparera du débat sur les questions sanitaires qui ne peuvent être abandonnées à la seule appréciation des technocrates, des administrateurs et des adeptes des logiques comptables à court terme. Les questions sanitaires ne peuvent être abordées sous le seul regard des économistes de la santé ou de certains comptables égarés dans une gestion aussi chaotique que décalée des questions de santé. L’apport des recherches conduites en histoire de la santé doit être pris en compte, et d’abord par les historiens eux-mêmes. Mais on n’en est pas encore au jour où les travaux d’histoire sanitaire et sociale menés sur ces questions seront accueillis par ces mots : « Ce travail est intéressant mais surtout ce type de recherche est d’un intérêt prioritaire pour tous car une société réellement démocratique et humaniste se doit de veiller à permettre à tous une vie en bonne santé la plus longue possible ».

Étienne Thévenin


samedi 11 avril 2020

État de droit, liberté et santé publique (François Baudin)

État de droit, liberté et santé publique

Dans cet entrelacement indissoluble qui fonde la République française : liberté, égalité, fraternité, seule la liberté a triomphé idéologiquement au cours des 230 ans qui nous sépare de cet événement majeur qu’a été la Révolution. Ce qui fait que la République est restée déséquilibrée et fragile.
Et encore, étant formelle, la liberté n’est pas réelle. Quelle est la liberté d’un Algérien pendant la colonisation, et aujourd’hui d’un réfugié dans sa frêle embarcation accostant sur les côtes françaises, quelle est la liberté d’un chômeur en fin de droit, d’un salarié précaire ?
Ajoutons que même cette liberté formelle n’est pas encore définitivement acquise. Sans cesse en danger, elle reste toujours à maintenir, à conquérir ou reconquérir. Comme actuellement avec la crise sanitaire.
La contradiction actuelle, en 2020, entre la santé d’une population confinée pour lutter efficacement contre l’épidémie du Coronavirus, et les libertés individuelles nous le démontre.
Ajoutons une seconde contradiction : celle d’interdire l’accès à la forêt, aux parcs publics et aux plages à des millions de gens confinés, et de devoir continuer de travailler, de se déplacer pour se rendre à son travail, sans barrières sanitaires, dans un métro toujours aussi bondé aux heures de pointe.
Comment expliquer toutes ces contradictions ?
La biopolitique qui s’exerce sur les corps, sur la vie et la santé des gens que le pouvoir d’État contrôle, entre en contradiction avec les libertés individuelles de se déplacer que le même État en période de confinement des populations est amené à restreindre. Les déplacements réglementés jusqu’au moindre détail, par exemple celui d’aller faire un footing à des horaires réglementés ou ses courses alimentaires, jusqu’à étouffer toute vie personnelle, sont des atteintes à la liberté que nous acceptons pour des raisons de santé publique.
On voit bien que la liberté individuelle indispensable à la vie, à l’activité économique et sociale entre en contradiction avec une volonté de contrôler les populations.
Dans certains pays, des hommes mourront de faim parce qu’on leur a interdit tout déplacement et toute activité. Des personnes âgées mourront de solitude dans leur EHPAD. Dans d’autres pays des salariés mourront parce qu’on les a obligés à travailler. Voilà la contradiction.
Le confinement total des populations n’est envisageable que de manière exceptionnelle et pour de courte durée. Est-il même possible ? On a là une expérimentation de ce que l’homme est capable d’accepter et jusqu’à quand le pourra-t-il ; expérimentation en vraie dimension effectuée par le pouvoir.
Du point de vue de l’État, État de droit ou État autoritaire, la volonté de contrôle qui tend à réduire les libertés doit être plus fine et plus intelligente pour être acceptée et consentie par les populations.

Pour résumer ce qu’on a déjà dit : la liberté est une puissance de faire ou ne pas faire quelque chose que l’homme possède naturellement, ou qu’il conquiert ou encore qu’on lui accorde.
Mais qui accorde cette liberté, qui est le « on » ?  Un pouvoir commun, un État, une autorité, un Souverain "démocratiquement" élu ou imposé.
L’homme conquiert une liberté sur un pouvoir qui refusait de la lui accorder.
L’homme exerce une liberté qu’un pouvoir lui accorde.
La limite est toujours celle imposée par un pouvoir, ou bien elle est la limite que le peuple élargit et libère contre un pouvoir. On se situe dans la négation hégélienne et dans la négation de la négation considérée comme le moteur de l’histoire. Négativement l’homme lutte contre ce qui le contraint et s’en libère.
La conscience du sens de ce qu’on fait dans cette limite octroyée et de ce qu’il est interdit de faire, est le lieu où la liberté réside. Ce qui déclenche un acte, une praxis qui nous permet de nous échapper de cette situation de contrainte et de déterminations. Par cette entente du sens, l’homme est capable (il a la puissance de…, il a la liberté de…) de s’approprier la situation, de la penser, d’agir et s’organiser parfois secrètement, politiquement en somme.
On est alors dans l’affirmation d’un autre possible qui ne peut être que par l’entente du sens reçu dans la situation vécue et par l’affirmation d’un autre sens. Par exemple le programme du CNR élaboré en France par quelques Résistants sous l’Occupation nazie, est une affirmation d’un autre monde possible, et n’est pas une négation du régime nazi d’occupation. D’ailleurs le nom générique donné à ce programme a été : les jours heureux. Il y a là l’affirmation de quelque chose de neuf. L’homme affirme un projet de vie collective, et de fait par cette affirmation se libère de sa prison ;
C’est pour cette raison qu’en élevant au rang de concept philosophique le terme de libération et du verbe libérer, on a privilégié le sens sur la puissance. La liberté est une puissance, la libération est un mouvement qui a le sens pour fondation. Ce terme de libération ne peut s’appréhender que suite à l’affirmation d’un sens. On se libère de quelque chose qui nous enfermait en affirmant une autre chose possible.

La liberté est de l’ordre de la puissance. C’est bien pour cette raison qu’elle fut ce qui a compté le plus dans les esprits et pour l’histoire des hommes et de leurs institutions tout au long des années qui nous séparent du moment où elle apparut manifestement sur la scène politique, en 1789. Car ces deux siècles furent ceux de la puissance triomphante. Aussi bien de l’État, de l’entreprise privée, de l’argent comme de l’individu.


L’État de droit

Le droit de circuler, d’entreprendre, de penser, de croire ou ne pas croire, de manifester, de s’associer, d’écrire, de pétitionner, de voter, de pouvoir être élu,… Tous ces droits, égaux pour tous dans certains pays qu’on appelle justement États de droit, mais non encore universellement répartis dans le monde, deviennent l’alpha et l’oméga de nos sociétés démocratiques.
Cet État de droit est le stade suprême de la mise en œuvre des libertés politiques comprises comme une puissance, tel que l’Occident capitaliste et démocratique le promeut depuis plus de deux siècles..
Auparavant, notamment avant 1789, l’État de droit était pensé comme une libération d’un Régime millénaire fondé sur des ordres, des privilèges, des féodalités, des traditions inégalitaires ; puis tout au long du XIXe siècle, l’État de droit est entendu sous la forme d’une affirmation d’un idéal à conquérir puis à maintenir et défendre contre la réaction, comme puissance du négatif face à un État autoritaire[1] ; enfin au XXe siècle il est considéré comme la forme parfaite d’une puissance à conserver et à imposer au monde entier.
Un tel système politique qui représente un progrès considérable semble parfait, et ceux qui tentent de le remettre en cause sont vus le plus souvent comme des extrémistes infréquentables.
Un tel système suppose l’égalité des sujets de droit devant la loi, donc l’égalité des citoyens, mais aussi des institutions, du pouvoir exécutif, de l’État qui, tous, doivent s’y soumettre : nul n’est au dessus des lois, y compris ceux qui l’édictent et la font respecter. Nul n’est au dessus du droit.
Il suppose aussi l’existence de juridictions indépendantes du pouvoir exécutif, mais juridictions soumises elles-mêmes à des lois, ce qui constitue pour tous les niveaux de la société précisément définis une forme de garantie contre les abus. Notamment ce qu’on appelle les abus de pouvoir. Les abus de la puissance.
Cette hiérarchie des normes s’impose à tous, citoyens, personnes morales, administrations, institutions, pouvoir exécutif, donc s’impose aussi à l’ensemble du pouvoir d’État. L’État, l’administration, les représentants "démocratiquement" élus, le pouvoir exécutif, les juridictions indépendantes, tous reconnaissent ce principe de légalité, doivent le respecter et être soumis à une autorité supérieure dont la clé de voûte est la Constitution.
Ceux qui ont compétence pour dire le droit, pour l’élaborer, le voter, le faire respecter, sont eux-mêmes soumis à des règles juridiques.
Un tel modèle qui s’accompagne de la souveraineté populaire régulièrement convoqué, semble parfait, et doit normalement parfaitement fonctionner.
Un tel système qui garantit à la fois la liberté et l’égalité de tous devant la loi démocratiquement votée, égalité entre les plus puissants et les plus faibles, entre les institutions et les individus, aurait donc trouvé dans sa propre perfection, son aboutissement. C’est ce qu’on a pu nommer la fin de l’histoire qui n’existe pas bien entendu, et nous allons voir pourquoi.
Mais auparavant il faut se poser la question de savoir pourquoi doit-on considérer l’État de droit comme un progrès considérable ? Non pas parce qu’il garantit la liberté de chacun (ce qui est déjà beaucoup, rappelons-le), mais parce justement dans l’esprit qui le sous-tend il limite la puissance de chacun, donc aussi sa liberté, comme celle des institutions, du pouvoir exécutif et même législatif. L’État de droit soumet tous les pouvoirs y compris celui de l’État. Dans sa définition la plus simple, l’État de droit est la soumission de la puissance devant la loi, dont la puissance de l’État. Elle se résume dans l’idée que tout pouvoir doit être soumis. Voilà le sens (l’esprit) de l’État de droit.
Alors quel est le pas en avant qui reste à faire pour que cet État de droit puisse être accepté par tous, et qu’il puisse être ré-affirmé comme un idéal à atteindre ?
Il est d’éliminer la puissance de l’argent. Donc les inégalités.
Or les États de droit, les démocraties dans le monde n’ont pas supprimé les inégalités liées à l’argent. Voilà leur défaut principal. Au contraire même, ils ont contribué à maintenir les inégalités économiques en prétendant que tous étaient égaux en droit et devaient se soumettre à la loi.

La liberté triomphante est souvent le masque de la puissance. La liberté pour la liberté nous rapproche de la puissance pour la puissance qui mène au pire des nihilismes lorsqu’elle est privée de sens. Cela nous l’avons suffisamment démontré. Par quoi, dans quelle direction, en vue de quoi la liberté doit-elle triompher ?
Par exemple si l’État de droit nous mène à la biopolitique ; nous mène à partir du droit à la santé pour tous vers à une société de contrôle, il y a là une contradiction qui peut mettre en danger son ordre. Le droit à la santé, comme le droit à la sécurité publique, à la sécurité sanitaire et sociale fait partie intégrante de l’État de droit et des droits de l’homme en général, mais tous ces droits viennent percuter les libertés individuelles comme nous l’avons observé très fortement en 2020.
Un autre exemple : si l’État de droit garantit la libre concurrence au sein d’un marché économique, donc s’il promeut la liberté économique, celle d’entreprendre, d’acheter et de vendre, de produire et transformer toute chose en marchandise, de faire travailler d’autres hommes, droit égal pour tous, cette liberté nous amène à des contradictions insolubles du propre point de vue de son ordre, car la puissance sur la société obtenue par ces entreprises génèrent de très fortes inégalités économiques et sociales, génèrent des oligarchies héréditaires qui viennent percuter l’idée de soumettre toute puissance par l’État de droit.
Dans la hiérarchie des normes, il y a un dernier échelon qui se nomme Constitution placée au dessus de tous les autres échelons, et tous doivent s’y soumettre. Or le risque avéré est que la puissance économique qui est une puissance éminemment politique et sociale, en voulant s’exclure de ces normes, prenne le pouvoir effectif sur l’ensemble de la société, ne trouve rien qui vienne limiter et soumettre sa puissance. C’est ce qui arrive actuellement.
On est donc dans cette contradiction que toutes les puissances (individuelles, étatiques, institutionnelles, associatives) sont soumises à la loi, sauf les puissances économiques qui sont les plus puissantes, un peu comme un État dans l’État, et sont en fait le donneur d’ordres en dernière instance du pouvoir en place. L’État de droit est au service des puissances économiques.

Le lien entre égalité et liberté a été formalisé par l’État de droit : la liberté ne s’entend qu’en étant également répartie. La liberté est sous condition d’égalité. Cela est clair même si souvent ce n’est pas effectif comme nous l’avons rappelé au début : quelle est la liberté d’un réfugié, d’un salarié en fin de droit, d’un esclave noir aux États-Unis avant l’abolition ? La vie n’est libre qu’entre égaux.
Égaux en droit, ce qui est loin d’être la réalité effective même dans les États qui prétendent être des États de droit, ni dans les nations où les inégalités réelles sont un fait majeur qui organise la vie des populations, les obligeant à des rapports économiques de soumission pour vivre et continuer de vivre. « On n’a pas le choix », répètent toujours ceux qui sont dans une situation d’infériorité. Et aujour'hui, ils n'ont pas le choix et partent travailler avec tous les dangers de contagion.

La chose qui compte en politique est celle de l’égalité, et surement pas de la liberté qui semble avoir été réglée formellement (et non pratiquement faut-il le souligner) par l’État de droit qui réduit en quelque sorte la puissance, y compris sa propre puissance d’État et son abus. Sauf la puissance de l’argent qui n’a pas été réduite comme nous l’avons souligné.
La liberté réelle est nécessairement articulée à un projet égalitaire pratiqué comme fraternité. On pourrait appeler ce projet : le communisme.
François Baudin 




[1] Hegel en est le plus grand penseur.


Covid 19 et économie par Philippe Plane




Face à la convergence actuelle entre la crise sociale et la crise écologique, on ne peut plus se permettre de ne pas être imaginatif. On ne peut plus se permettre d’agir sans pensée utopique.
Murray BookchinThe Ecology of Freedom


La vraie économie
Les échanges monétaires ne représentent qu’une petite partie des échanges humains.
Le drame de notre civilisation est d’en avoir fait la règle, faute de savoir comprendre, exprimer, voire formaliser la variété des échanges non monétaires.
Les premiers représentent la partie digitale de nos relations, obéissant à une logique formelle, les seconds sa partie analogique, obéissant à une logique floue.
Si par exemple je donne, j’offre un cadeau, celui-ci peut éventuellement se mesurer en termes monétaires (si c’est quelque chose que j’ai acheté, voire la monnaie elle-même). Je reçois en retour de la gratitude, et je gagne, dans la mesure où il s’agit d’un échange libre, l’estime de moi-même, un avantage autrement plus important que tout ce qui peut s’acheter.
D’autre part les échanges, même monétarisés, reposent sur une convention, appelée le prix, entre l’objet ou le service échangé et sa contrepartie monétaire. Cette convention est éminemment variable, répondant à une logique floue, bien plus complexe que la soi-disant « loi » de l’offre et de la demande. Il n’est que de se demander quel est le prix que j’attache à tel ou tel produit ou service, pour se rendre compte que ce prix ne résulte pas que d’une demande.
Les échanges non monétarisés tissent des liens sociaux d’obligations réciproques non formelles, d’appartenance, de reconnaissance sociale, toutes choses essentielles à la vie sociale, mais non mesurables.
Il est d’autre part remarquable que les besoins primaires, tels que la nourriture, un abri, les vêtements, sont relativement peu coûteux. Dans les pays riches, ils ne représentent que 20% des dépenses. Il en va bien sûr tout autrement dans les pays pauvres.

Une nouvelle économie
Une nouvelle économie devra donc rétablir le lien entre les objets et services échangés et leur valeur réelle, à savoir que la priorité doit être donnée à la satisfaction des besoins primaires essentiels (nourriture, logement) et des besoins collectifs qui forment le lien humain, la trame de sociétés : services publics de santé, d’éducation, de transport et de voirie, production d’énergie non polluante, etc.

L’échelle du collectif
L’État, du fait de sa nature même, à savoir instrument du pouvoir des féodalités financières, ne peut pas jouer le rôle de satisfaction des besoins. C’est la relocalisation des centres de production et de pouvoir économique qui pourra opérer cette réorientation de l’économie dans le sens du développement durable.
L’échelle du collectif, c’est celle de la plus petite unité de production qui permette de le satisfaire. C’est à l’intérieur de cette échelle que peuvent se produire des échanges.
La démonétarisation des échanges interdira de fait la centralisation, l’accaparement des terres et des biens communs.

La transition volontaire
La transition volontaire se fera sur les ruines encore fumantes de la civilisation monopoliste. La demande de ressources d’origine centralisée cessera dès lors qu’elle sera satisfaite par l’offre locale.
La production de masse, faute de débouchés, se tarira. Les structures monopolistiques s’arrêteront au profit des moyens locaux de production.
C’est à ce modèle économique qu’il nous faut travailler aujourd’hui : relocaliser encore et encore les moyens de production, quitte à réduire autant que possible la consommation à ce qui est productible localement.
Des moyens sont déjà mis en place pour relocaliser l’économie : monnaies locales non thésaurisables, conditionnées par un choix des produits et des services pouvant être échangés, zones de partages gratuits, recyclages gratuits, maraîchage partagé et gratuit. L’espace qui s’ouvre est immense. À nous de le faire grandir et fructifier.

Le modèle municipaliste est-il toujours d’actualité ?

Une unité de vie est autonome dans la mesure où elle est capable de satisfaire les besoins de ses membres. Besoins primaires bien sûr, par une agriculture locale et une distribution courte des aliments, des méthodes de construction utilisant des matériaux produits localement (bois, paille, torchis, voire briques), des vêtements tissés sur place etc. Même la production d’électricité peut aujourd’hui être relocalisée grâce aux énergies renouvelables. Les sociétés traditionnelles montrent que ce modèle est viable et peut durer presque indéfiniment.
Les besoins secondaires tels que l’instruction, l’artisanat, l’art, l’écriture, ne demandent pas non plus de moyens supérieurs à ceux que peut fournir une échelle municipale.
Ces besoins ne nécessitent pas l’usage d’une monnaie d’échelle supérieure à l’échelle locale.

Il existe cependant aujourd’hui de nombreux usages qui dépassent l’échelle de production locale. Ces usages et les productions qu’elles nécessitent ne peuvent être abolis. Que l’on songe aux matériaux et à la technologie servant à fabriquer les éoliennes et les panneaux solaires. Il s’agira également de la médecine dans ses développements actuels, ainsi que de l’informatique communicante.
La relocalisation de l’économie ne pourra donc pas être complète. Une société moderne, même consciente des enjeux actuels du réchauffement climatique et des dégâts environnementaux, humains et sociaux causés par le capitalisme, ne pourra pas éviter une certaine centralisation de la production, et par conséquent un système d’échanges monétarisés.

La crise du Covid est à cet égard éclairante. Elle a considérablement réduit la production industrielle et le trafic routier et aérien, mais a magnifié le rôle de l’informatique communicante.
L’échelle locale devra par conséquent s’articuler avec des échelons régionaux fédératifs, dans la stricte mesure où un certain degré de centralisation de la production est inévitable.
Les règles qui devront alors s’imposer seront celles de la limitation des pouvoirs de ces échelons régionaux, d’une part par l’établissement de monnaies régionales articulées avec les monnaies locales, d’autre part par une stricte limitation des pouvoirs politiques de chaque échelon à son domaine de compétence.

Il appartiendra à chaque échelon politico économique de limiter l’intervention des échelons supérieurs, régionaux, nationaux voire internationaux.
Le principe de souveraineté de chaque échelon social peut et doit s’appuyer sur son autonomie économique et politique. Cela ne signifie pas autarcie, mais bien autonomie de décision.
C’est à l’échelon local, et non à l’individu de décider de l’achat de biens et de services à l’échelon supérieur, qui ne peuvent être produits que par cet échelon, à travers une prise de décision démocratique à l’échelle locale. Tel est l’enjeu de la démocratie locale comme base de la politique. Ce qui peut et doit être acheté ne saurait être le travail, ce qui reviendrait à reproduire l’esclavage salarié, mais les stricts besoins de la production de ces biens et services rendus.
Les échelons centralisés de l’économie, qu’ils soient régionaux, nationaux, voire internationaux, ont besoin, pour exister, de cette « clientèle » locale et ne peuvent s’en affranchir. L’individu quel qu’il soit, fut il placé très haut dans une hiérarchie centralisée, appartient d’abord à son échelon local, comme tout à chacun appartient d’abord à sa famille avant d’appartenir à sa commune, à sa région, à son pays. C’est à cet échelon qu’il doit rendre des comptes personnels.
Le travail des échelons supérieurs, administration, police, services de santé, production centralisée de biens impossible à produire à l’échelon local, ne peuvent servir de support à la survie de l’individu, de sa famille, ou de sa communauté. Cela signifie qu’ils ne peuvent qu’être gratuits, en tant que services rendus à la communauté.
Qui voudra, dans ces conditions remplir ces tâches qui relèvent de l’intérêt général ? Les mêmes que ceux qui, aujourd’hui, travaillent bénévolement à l’intérêt général, et ils sont (très) nombreux. Que l’on songe aux militants associatifs, aux organisations caritatives… Que l’on songe aussi un instant à cette énorme quantité de travail non rémunéré et non pris en compte dans les calculs économiques, qu’offrent chaque jour non seulement les travailleurs de la santé, mais aussi ceux de l’ensemble des branches de l’économie.
Ces tâches accomplies pour l’intérêt général relèvent de ce qu’on appelle aujourd’hui « l’économie sociale et solidaire ». Elles ne peuvent être menées que par des personnes qui n’ont plus à s’inquiéter de leur propre survie, ni de celle de leur proches. C’est le revenu d’existence qui peut offrir cette sécurité. C’est l’échelon local qui peut et doit leur conférer, et c’est là la condition même de la démocratie.
Enfin, les hommes et les femmes qui ont dans l’histoire rendu le plus service à leur collectivité, à leur nation, voire à l’humanité toute entière, l’ont-ils fait par appât du gain ?
Ce don de soi, que l’on peut espérer, sans jamais l’exiger de quiconque, est la forme actuelle du potlatch des peuples premiers. Il est le support du prestige social, est fourni à celui qui donne son temps et ses compétences au service de la collectivité l’estime de lui-même, en miroir à l’estime des autres qu’il aura mérité.
Ainsi le monde nouveau ne peut advenir qu’à la condition d’un renversement complet de nos valeurs sociales. A la place de la richesse matérielle aujourd’hui célébrée comme signe de vertu et de qualités personnelles, c’est l’apport de chacun à la collectivité qui peut et doit être reconnu.

Covid et choix personnels
Le covid, comme pandémie et catastrophe mondiale, nous apprend à nous défendre à chaque instant, dans chacun de nos gestes, contre une menace insidieuse, qui nous impose des choix et une vigilance permanente.
Il en va de même aujourd’hui avec la monétarisation de l’être humain et l’anéantissement de la vie.
Outre l’aspect proprement politique évoqué plus haut, attardons-nous un instant sur son aspect individuel. A chaque fois que nous consommons un bien ou un service, nous avons à faire face à un choix somme toute binaire : ma consommation va-t-elle ou non faire de moi un consommateur individuel anomique, le rêve des thuriféraires du marché, ou un acteur social inscrit dans ma communauté ? Je peux choisir d’aller acheter un livre chez amazon, ou à la librairie la plus proche. Ma nourriture est-elle produite à des milliers de kilomètres, ou nécessitant un processus agro-industriel complexe est elle produite localement, selon un processus simple accessible à tous ? Pour me déplacer, vais-je utiliser un véhicule dont la fabrication suppose une centralisation industrielle, des matériaux importés du monde entier, un carburant polluant, produit à travers de multiples guerres commerciales ou physiques etc. Ou bien, vais-je utiliser un véhicule produit et localement, utilisant des matériaux simples, non polluant ? Les vêtements que je porte sont ils produits dans les pays du sud, moyennant une culture et une industrie polluante, au prix d’une exploitation humaine insensée ? L’électricité qui m’éclaire et alimente mes appareils est elle produite par un processus local ou éminemment centralisé et polluant la terre pour des milliers d’années, etc. Il n’est pas d’aspect quotidien de mon existence qui échappe à ce choix.
Lorsque j’utilise l’informatique communicante, est ce que mes outils sont produits par une industrie mondialisée ou régionale ? Est-ce que les logiciels que j’utilise appartienne à un Lévihatan mondial cultivant l’asservissement et la manipulation de masse, ou à une communauté libre semant la liberté ?
Comme vis-à-vis du virus mondial, nous avons à apprendre les « gestes barrière » contre l’économie mondialisée. Il en va de notre survie collective. Chacun de mes gestes ne va pas bouleverser l’ordre du monde, mais il m’engage dans une dynamique à la fois personnelle et collective. Chacun de nos gestes nous engagent tous.
Chaque aspect de notre activité nous offre également cette alternative, soit dans le sens d’une relocalisation, une humanisation de nos actes, ou dans celle d’une soumission à l’ordre mortifère et marchand.
 Philippe Plane