Marie-Thérèse Wauthier (1929-1960)
La pandémie de 2020 a provoqué la peur. Le courage des soignants mobilisés
face au fléau a suscité un courant de sympathie dans l’opinion. Les
applaudissements devenus rituels à 20 heures en sont l’un des signes. Mais quand
la crise sera passée, comment se souviendra-t-on de celles et ceux qui étaient
en « première ligne » ? L’historien peut aider à cette réflexion
en rappelant l’histoire, à la fin des années cinquante, de l’engagement des
soignants face à une brutale épidémie de poliomyélite qui secoua la Lorraine et
en évoquant en particulier le destin d’une jeune interne de médecine,
Marie-Thérèse Wauthier.
La poliomyélite, une maladie qui inspire alors effroi et terreur
La poliomyélite, souvent appelée « polio », est une
maladie infectieuse causée par un virus qui attaque le système nerveux, la
moelle épinière, et peut paralyser un individu, le plus souvent un enfant à vie
en quelques heures. Le virus atteint aussi l’appareil respiratoire, paralysant
les muscles et provoquant la mort par étouffement de sa victime.
Des égyptologues britanniques disent avoir
reconnu des traces de la maladie sur un squelette datant de 3 400 ans avant
J.-C. La première description de la maladie date du dix-huitième siècle et en
1840 Heine isole le virus. Mais c’est seulement depuis le vingtième siècle que
des données précises à son sujet sont recueillies.De 1900 à 1925, la polio
toucha beaucoup d’enfants à travers l’Europe et les États-Unis. Chaque pays
connut ses poussées épidémiques. Pendant l’entre-deux-guerres la maladie toucha
aussi de jeunes adultes et également des adultes plus âgés chez lesquels les
séquelles étaient souvent plus graves.
De 1945 à 1956, la poliomyélite s’étendit à un tel point dans le monde qu’une
véritable terreur s’installa. A son apogée aux États-Unis, en 1952, la polio
paralysa ou tua plus de 24 000 personnes. Durant cette période, en France, on
dénombra entre 1 500 et 2 000 nouveaux cas chaque année
En 1928, à Boston, pour assurer l’assistance
respiratoire des patients et éviter leur mort par étouffement, l’utilisation du
respirateur Drinker, du nom de son inventeur, se popularisa. On parla ensuite
des « poumons d’acier. » Le principe en était simple : le
patient était introduit dans un caisson, sa tête seule dépassait, un soufflet
géant animé par de puissants générateurs électriques exerçait une pression
alternée. La durée des séances de caisson variait selon la gravité de l’état du
patient : quelques jours, quelques semaines, quelques mois, toute une vie
parfois. Les photographies d’alors montrant de grandes salles d’hôpitaux
remplies de ces machines avec les patients, souvent des enfants dont seule la
tête dépassait, frappaient les esprits.
Car le mal était alors sans remède. Un premier vaccin contre
la polio fut développéen 1955 par le biologiste américain Jonas Salk, un vaccin
injectable de virus inactivé, et un autre, presque en même temps et très
comparable à L’Institut Pasteur de Paris par le Professeur Pierre Lépine. Mais
en 1956 ces vaccins étaient encore peu utilisés, on cherchait à les
perfectionner car leur efficacité et leurs effets secondaires étaient encore
très discutés. De sorte que l’annonce de la maladie suscitait l’effroi. La
tuberculose, grâce aux antibiotiques, venait d’être vaincue, la mortalité
infantile reculait mais la polio semblait incontrôlable et elle effrayait
d’autant plus qu’elle provoque une mort et des souffrances horribles, et
qu’elle touchait en priorité les enfants en bas âge.
Une épidémie brutale et meurtrière frappe la Lorraine en 1957
Au début de l’année 1957 une terrible épidémie de poliomyélite frappe l’Est
de la France et plus particulièrement la Lorraine.
Un seul cas de poliomyélite était recensé en Meurthe-et-Moselle en janvier
1957, et un seul également en février. Mais à partir de mars, il en va
autrement. Une véritable « poussée épidémique » s’amorce. Des cas
isolés puis de plus en plus nombreux sont recensés dans les arrondissements de
Lunéville et de Nancy puis l’ensemble du département est touché ainsi que les
départements voisins. De mars à octobre on recense des dizaines de cas très
graves chaque mois, la situation commence à s’apaiser seulement à partir de
novembre, avec cinq nouveaux cas seulement et six en décembre. Chaleur précoce,
sécheresse relative, mobilité des populations et nombreux rassemblements ont
favorisé la propagation du virus. Près de neuf patients sur dix sont des
enfants de moins de quatorze ans mais on compte aussi quelques adultes. Plusieurs
centaines de cas de formes paralytiques de la maladie sont déclarés. Les
hôpitaux nancéiens sont débordés et pour réduire la contagion, les patients
sont envoyés en priorité à l’hôpital Maringer de Nancy, au service de maladies
infectieuses, où la vaccination est envisageable. Le Docteur Pierre Gerbaut
dirige ce service depuis 1955. Mais même dans ce service les vaccins
sont rares et leur efficacité reste discutée.
Dans ces conditions difficiles le Docteur Gerbaut doit mettre en place
des campagnes de vaccination.
Des centaines de patients affluent donc au service durant ces mois
difficiles. Chaque cas est particulier. Certains sont agonisants et l’évolution
fatale est inéluctable, d’autres sont touchés sévèrement et de lourdes
séquelles sont prévisibles s’ils survivent : paralysie totale ou partielle
(bras ou jambes), longs mois voire une vie entière à passer avec l’assistance
respiratoire d’un énorme « poumon d’acier ». Certains sont atteints
par le virus mais plus légèrement et au terme d’une hospitalisation assez brève
peuvent envisager de reprendre leur vie « d’avant ». Les soignants
doivent commencer par porter des diagnostics précis pour établir un protocole
de soins adapté à chaque patient.
Confrontés à la pénurie de vaccins, les soignants décident de les réserver
aux patients les plus gravement atteints et risquant la mort. Les soignants
choisissent donc de se priver, pour eux-mêmes, de vaccin. Le virus est pourtant
contagieux et il peut frapper les adultes, et en particulier les soignants en
contact direct avec les malades. Les soignants savent les risques qu’ils
prennent, ils les acceptent et les assument.
L’engagement de Marie-Thérèse Wauthier et de ses collègues.
Parmi ces soignants, une jeune interne, Marie-Thérèse Wauthier. Marie-Thérèse
Wauthier est née à Metz le 16 octobre 1929, d’un père inspecteur des PTT et
d’une mère institutrice. Elle a un frère. Expulsée pendant la guerre avec sa
famille, elle commence ses études secondaires à Lyon puis, avec la Libération,
elle les finit à Metz où la famille est revenue, rue de Queuleu. Elle embrasse
alors la carrière médicale et obtient son doctorat dès 1953. Elle réussit
ensuite le difficile concours de l’Internat à Nancy. Difficile car les lauréats
sont peu nombreux, sept en 1955. Et les lauréates sont encore plus rares,
quatre seulement à Nancy de 1951 à 1958. Ce n’est pas fortuit. Les étudiantes
en médecine sont alors nettement moins nombreuses que les étudiants mais
surtout les professeurs, à l’internat, écartent généralement les candidatures
féminines : « Elles se marieront, auront des enfants et seront
ensuite perdues pour la médecine, » répètent sans s’en cacher nombre
d’entre eux sans que cela scandalise les contemporains. L’anonymat n’est pas de
règle, au contraire, à cette époque à ce concours et les professeurs ont alors
l’habitude de favoriser nettement ceux qu’ils souhaitent voir reçus. Pour que
le jury des professeurs des années cinquante se résigne à admettre une jeune
femme il faut que cette dernière démontre une culture médicale absolument exceptionnelle.
C’est le cas de Marie-Thérèse Wauthier.
Elle entend vivre intensément son métier de médecin. Sans pour autant
choisir le « célibat médico chirurgical », pour reprendre une
expression alors usitée à propos de certaines femmes aux compétences reconnues
dans le monde médical mais qui avaient renoncé à une vie de couple et de
famille pour mieux assurer leur place dans cet univers alors très masculin.
Marie-Thérèse Wauthier est fiancée à un étudiant en médecine et ils partagent
une même passion pour leur métier, des goûts culturels comparables, des idéaux
communs, et le mariage est proche. Tout semble sourire à la jeune femme, elle
semble alors rayonner de bonheur mais ses amies ne la jalousent pas car sa
bienveillance lui vaut l’estime et la sympathie de ses confrères.
Après une année d'interne provisoire dans le service de médecine générale
du Professeur Abel, elle est interne titulaire d'abord dans le service de
rhumatologie du Professeur Louyot puis au service des maladies infectieuses.
L’épidémie de poliomyélite éclate, comme nous l’avons vu, dans les semaines qui
suivent son arrivée.
Qui sont les autres soignants en contact direct avec les malades? Le
Docteur Jean Lorrain, vingt-sept ans alors, est chef de clinique au service des
maladies infectieuses et se dévoue sans compter. Les internes sont très peu
nombreux, les jeunes externes du service ne peuvent suffire à accueillir tous
les malades qui affluent, il faut les renforcer. Des externes d’autres services
et en cours d’étude se portent volontaires pour exercer les gardes et les
permanences. Eux aussi savent les risques encourus mais ils estiment que leur
devoir est, avant tout, de servir les malades menacés. Les médecins au contact des malades sont donc
jeunes, quel que soit leur grade, ils ont pour la plupart entre vingt-deux et
vingt-huit ans.
Parmi les soignants, les religieuses sont très présentes, jour et nuit, au
service des maladies infectieuses comme dans la plupart des services des
hôpitaux de Nancy d’alors. Parmi elles, Sœur Dominique. Petite, déjà âgée et le
visage tout ridé, elle veille à chaque malade etaccueille et accompagne aussi
les jeunes soignants avec une bienveillance, une douceur et une sérénité à
toute épreuve. On l’appelle assez vite « l’ange des polios. » Elle
ne s’occupe pas seulementde la bonne exécution des gestes techniques, elle
rappelle inlassablement ce que l’on appelle aujourd’hui les « gestes
barrière », le lavage des mains, la rigueur des règles de prévention et
d’hygiène. Elle est aussi à l’écoute de chacun et sait trouver des paroles de
réconfort. « Les malades ont seulement besoin que vous soyez là »,
dit-elle une fois à un soignant un peu découragé.
Des infirmières, des aides-soignantes, des personnels techniques et
d’entretien sont aussi mobilisés. Il est difficile d’imaginer la situation
d’alors dans les salles de ce service, aucun cinéaste ne s’y est risqué, même
après les événements. Les patients arrivent en nombre, il faut leur trouver une
place en évitant des risques de contamination accrus. Des générateurs
fonctionnent en permanence pour faire fonctionner les poumons d’acier et on
redoute la panne aux effets catastrophiques pour le patient. Malgré le bruit et
l’agitation il prendre le temps de réfléchir à chaque cas qui est un cas
particulier. Sans cesse il faut surveiller le rythme respiratoire, le pouls, la
tension, poser des canules, désobstruer, éviter de montrer ses peurs ou ses
inquiétudes. Les visites et contre-visites au chevet du patient doivent être
fréquentes, de jour comme de nuit.
Et il faut rappeler que la grande majorité des hospitalisés sont de très
jeunes enfants. Les parents ne peuvent rester à leur chevet, les salles sont
déjà encombrées. Beaucoup de ces enfants quittent pour la première fois leur
famille, ont le sentiment de pénétrer dans un univers effrayant et la terreur
s’ajoute à la maladie. Ce ne sont pas des patients comme les autres. Il faut
leur parler avec douceur, leur expliquer ce qui se passe. La compétence
technique ne suffit pas pour les tirer d’affaire, les qualités d’empathie et
les capacités de dialogue sont tout aussi nécessaires. Elles le sont aussi
quand il s’agit d’adultes, comme une jeune mère de famille de Haute-Marne,
hospitalisée, qui s’inquiète pour ses enfants restés à la maison.
Ces raisons poussent Marie-Thérèse Wauthier à choisir de ne pas quitter le
service, d’y rester jour et nuit car il y a toujours à faire, un cas clinique
compliqué, un enfant qui a besoin de réconfort. Elle se donne toute entière aux
patients, au plus fort de la crise. Et son action fait merveille, elle redonne
espoir à beaucoup et permet à un bon nombre d’enfants de quitter le service
plus tôt que prévu. Mais elle s’épuise.
L’épuisement touche la plupart de celles et ceux qui se dévouent jour et
nuit auprès des malades. Il est vrai qu’ils ne sont guère relayés. C’est
particulièrement net chez les externes. Si certains se sont portés
immédiatement volontaires d’autres ont, semaine après semaine, rivalisé
d’imagination pour mettre en avant les prétextes les plus divers leur
permettant d’échapper aux gardes afin de ne pas avoir à relayer leurs camarades
exposés avec toute la prise de risque que cela suppose. Il est vrai que les
examens universitaires ont lieu aux dates prévues et que les programmes de
révision ne sont pas allégés. Car la société alentour continue à vivre presque
comme avant, sans rien changer de ses habitudes, ce qui explique d’ailleurs la
forte poussée épidémique. Un externe volontaire prend alors l’initiative de
dresser la liste des étudiantes et étudiants qui ont assuré sans relâche des
gardes au service des maladies infectieuses et il va voir un membre du jury en
lui faisant partdu malaise éprouvé par celles et ceux qui, épuisés par les
gardes, ne voudraient pas être les seuls recalés de la promotion car leur
travail au service des maladies infectieuses ne leur aurait pas permis de
satisfaire aux exigences du jury des professeurs. Ces derniers comprennent très
bien la situation et aucun des externes volontaires n’est recalé aux examens de
cette année-là.
Au bout de plusieurs semaines l’état de fatigue est général dans le service
mais le travail à accomplir reste considérable. Marie-Thérèse Wauthier ressent
bien quelques symptômes de forte fatigue mais elle ne ralentit pas le rythme de
son travail. Des examens plus approfondis s’avèrent cependant nécessaires et
lui révèlent le terrible nouvelle : elle est touchée par le virus. Et des
analyses complémentaires indiquent qu’elle est victime de la forme la plus
sévère de la maladie.
Marie-Thérèse Wauthier n’est pas la seule soignante terrassée par la
poliomyélite. Un autre interne, le Docteur Jacques Montaut, est lui aussi
touché, mais par une forme moins grave de la maladie et il ‘en remet, assez
difficilement toutefois. Heureusement les autres soignants et les auxiliaires
des soignants échappent au fléau.
Une thèse de médecine rédigée peu de temps après, en 1958, par Pierre-Jean
Melnotte dresse un premier bilan de cette poussée épidémique de huit mois. On
déplore treize morts. C’est beaucoup mais d’habitude ce genre d’épidémie
entraînait la mort rapide de dix pour cent des patients touchés, comme ce fut
le cas en 1943 à Nancy. Or des centaines de patients sont passés à l’hôpital
Maringer. Certains souffrent de lourdes séquelles mais les nombreux patients
atteints de séquelles s’ajoutent toujours aux morts des épidémies de poliomyélite
d’alors. Après avoir noté ce résultat épidémiologique remarquable au regard des
conditions du moment, Pierre-Jean Melnotte l’attribue à l’activité des
soignants de l’hôpital Maringer et à la pratique d’hospitalisation précoce qui
permettait de mettre rapidement les patients au contact de personnes
entièrement dévouées à leur cas. L’engagement de Marie-Thérèse Wauthier, de ses
collègues et de tous les soignants et de leurs auxiliaires n’a donc pas été
vain et a permis de sauver des dizaines de vies.
Le pic de la crise est passé à la fin de l’année 1957 mais les responsables
sanitaires s’inquiètent du devenir des enfants et jeunes adultes convalescents
pour lesquels une réadaptation est nécessaire afin de limiter les conséquences
fonctionnelles de la maladie. Le Doyen Jacques Parisot propose de reconvertir
une partie du préventorium de Flavigny, à une quinzaine de kilomètres de Nancy,
qui était moins occupé avec les progrès décisifs de la lutte contre la
tuberculose obtenus quelques années auparavant grâce aux antibiotiques. Cette
reconversion est d’autant plus pertinente que de nouvelles poussées épidémiques
apparaissent quelques années plus tard, en 1961 dans l’Aube et en 1962 dans les
Ardennes. Mais, grâce à la généralisation progressive de la vaccination
antipoliomyélitique des jeunes enfants avec un vaccin plus sûr -l’utilisation
du vaccin atténué par voie orale d’Albert Sabin à partir de 1961- les cas les
plus graves de la maladie, entraînant la paralysie irrémédiable, disparaissent.C’est
trop tard pour Marie-Thérèse Wauthier.
L’état de certains jeunes patients, une vingtaine, ne leur permet toutefois
pas de quitter les bâtiments hospitaliers. C’est le cas de Fernand Néault,
originaire de Bonnevaux dans le Doubs, hospitalisé à l’âge de sept ans et qui
passa cinquante ans alité au centre hospitalier de Nancy. Lourdement handicapé,
lié à son poumon d’acier, ayant perdu l’usage de ses mains, il tapait sur des
claviers avec ses pieds, réussit un Cap de comptabilité et fut un féru
d’informatique et devint une figure locale unanimement appréciée. Sa
rencontre avec un journaliste du quotidien régional l’Est Républicain,
Jo Dieudonné, fut à l’origine de campagnes de Noël en faveur des enfants hospitalisés
victimes de la polio mais c’est une autre histoire…
Marie-Thérèse Wauthierest désormais elle aussi hospitalisée, à l’automne
1957, alors que le pic épidémique s’achève, aux côtés des plus infortunés des
patients auxquels elle s’est consacrée. Son état ne cesse de s’aggraver et au bout de
quelques mois elle est totalement paralysée. Sa mère vient chaque jour à
l’hôpital à son chevet. La jeune femme demande à son fiancé de ne plus se
sentir engagé à elle afin qu’il puisse fonder une famille par la suite. Elle
est parfaitement lucide, elle maîtrise parfaitement les connaissances des
médecins d’alors sur la maladieet elle sait l’issue de son mal inéluctable.
Seulela durée de sa lente agonie reste inconnue. Encore quelques jours ?
Quelques semaines ? Quelques mois ?Pour autant, elle ne se renferme
pas sur elle-même. Ainsi, à des externes avec lesquels elle avait travaillé au
plus fort de l’épidémie et qui revenaient au service à l’occasion de Noël pour
apporter des cadeaux aux enfants et organiser un petit temps de fête elle
trouve la force de dire, en souriant : « C’est beau ce que vous
faites. »
Au terme de trois ans de souffrances, ayant gardé jusqu’au bout sa lucidité
et son intelligence, elle meurt au matin du 26 août 1960.
L’émotion est grande à Nancy dans le monde médical et au-delà. De nombreux
hommages sont rendus à la jeune femme lors de ses obsèques, le 29 août. Son
histoire touche bien au-delà de Nancy. Le 31 août le quotidien Le Monde
lui consacre un article sous le titre « Une doctoresse meurt victime de
son dévouement. » Le10 novembre de la même année, lors de sa séance
solennelle, l’Académie nationale de Metz, sa ville natale, lui confère à titre
posthume, sa médaille de vermeil. Le 15 septembre de l’année suivante une revue
destinée aux jeunes lui consacre un récit en bandes dessinées en trois pages
pour dix-huit vignettes qui retracent sa vie dans la série « Filles de
France. » Peu après la ville de Saint Jean de Luz, à l’autre bout de
la France, lui dédie une « rue du Docteur Marie-Thérèse Wauthier. »
Ceux qui l’ont connu sont marqués par sa mémoire et son souvenir. Le 28
septembre 1963, quand pour la première fois au monde un train médicalisé avec
appareils respiratoires, groupes électrogènes de 200 kilos et bouteilles
d’oxygène quitte la gare de Nancy en emmenant 157 malades de la polio en pèlerinage
à Lourdes (c’est d’ailleurs une prouesse technique pour la SNCF) l’initiateur
du projet, le Docteur Cattenoz, qui a travaillé avec Marie-Thérèse Wauthier,
lui rend un vibrant hommage et rappelle que l’idée de ce projet est née de
leurs conversations alors qu’elle était paralysée… La presse française et
internationale est présente.
Quelle
mémoire pour aujourd’hui et pour demain ?
Mais
les années passent Le souvenir de Marie-Thérèse Wauthier est aujourd’hui totalement
absent des lieux, bâtiments et espaces de Lorraine : pas une rue, pas une institution,
pas une salle ne porte son nom. Cela interpelle l’historien, mais ce n’est pas
anodin ni le fait du hasard. Pourquoi ?
La
mémoire d’un nom, d’une vie, d’une action ne dépend qu’en partie de la qualité
ou de l’importance d’une action, elle est avant tout le fruit ‘une élaboration
collective, construite par celles et ceux qui ont survécu à la personne et à
l’action concernées. Et cela concerne autant la mémoire d’un médecin que d’un
écrivain, d’un peintre ou d’un élu.
Certes
les proches de Marie-Thérèse Wauthier ont continué à évoquer sa mémoire dans un
cadre familial ou professionnel restreint. Sinon, cet article n’aurait pas vu
le jour. On peut signaler aussi le site consacré aux professeurs et figures de
la faculté de médecine de Nancy créé par le Professeur Bernard Legras ou le
livre du Professeur Jean Schmit qui évoque aussi le Docteur Cattenoz et le
Professeur Montaut. Une plaque à sa mémoire est apposée au bâtiment Canton au
CHRU de Brabois. Cela est utile mais ne peut suffire à la construction d’une
mémoire collective.
Plusieurs
éléments conduit à un relatif oubli. La famille de la défunte était discrète
tout au long du drame, bien que présente lors des mois de souffrance de la
jeune interne, et elle resta tout aussi discrète après son décès. Les médecins
et auteurs qui ont publié surl’épidémie n’étaient pour la plupart pas
directement engagés à l’hôpital Maringer et ne connaissaient pas la jeune
interne. Leurs études étaient globales, statistiques, épidémiologiques. Les
publiants ne sont pas les soignants. Ensuite le service des maladies
infectieuses de Nancy a été restructuré. Ceux qui ont œuvré au plus fort de la
crise se sont dispersés. Le Docteur Lorrain a dirigé l’hôpital de Saint Nicolas
de Port à partir de 1965, le Docteur Jacques Montaut est devenu Professeur de neurochirurgie,
les externes volontaires sont partis vers d’autres horizons, les religieuses se
sont retirées peu à peu des structures hospitalières et se montrent très
discrètes quand il s’agit les actions passées. Les nouveaux responsables des
services de maladies infectieuses n’ont pas travaillé avec Marie-Thérèse
Wauthier, elle n’est qu’un nom pour eux.
Et
puis une information chasse l’autre. La France du début des années soixante vit
au rythme des nouvelles venues d’Algérie. Puis, la guerre d’Algérie étant
finie, la France entre dans la société de consommation, le temps des guerres
semble passé, l’insouciance, l’optimisme et même l’hédonisme s’imposent. La
référence aux vertus héroïques, si fréquente durant les années de guerre,
semble fatiguer ou lasser ceux qui veulent regarder vers l’avant et les vastes
horizons et célébrer la mémoire du président Kennedy plutôt que celle d’une
jeune Lorraine. En outre la société de
la seconde moitié du vingtième siècle, toutes qualités égales par ailleurs,
célèbre plus volontiers les hommes que les femmes, comme en témoignent les noms
de rues choisis alors.
Mais
il est une autre raison, plus profonde, qui explique ce silence persistant.
L’engagement et la longue agonie de Marie-Thérèse Wauthier donnent de la
médecine une image non pas triomphante mais modeste et vulnérable. Les jeunes
patients ne sont pas tous sauvés, même si la polio est peu à peu vaincue. Mais les
techniques médicales restent impuissantes face à la paralysie et aux séquelles
qui emportent après trois années de souffrance la jeune interne. Or, au même
moment, la médecine technicienne des CHU rassure, la société cherche à évacuer
l’image de la mort, de la souffrance, et pense en avoir fini avec les maladies
contagieuses. Evoquer le destin de Marie-Thérèse Wauthier dérange, d’une
certaine manière. Il rappelle que si certains fléaux ont été vaincus, d’autres
demeurent ou peuvent surgir, qui pourraient exiger le don total de ceux qui y
sont confrontés, et en particulier des soignants. Il rappelle aussi la vulnérabilité
de nos sociétés comme des individus face à de telles épreuves. La société de la
fin du vingtième siècle n’était sans doute pas prête à y réfléchir. Et la
société de l’après covid-19 ?
Il
reste peu de personnes encore vivantes qui ont connu Marie-Thérèse Wauthier et
son histoire. Les mémoires privées sont en train de s’éteindre. Le temps est-il
venu, surtout après la pandémie qui a frappé le monde en 2020, de faire entrer
le parcours singulier de cette jeune interne dans la mémoire collective ? Car
derrière la mémoire de cette jeune femme prématurément disparue, c’est la prise
en compte des enjeux sanitaires dans les sociétés d’hier mais aussi
d’aujourd’hui et de demain qui est en cause.
25
avril 2020
Etienne
THEVENIN,
Maître de conférences
HDR en Histoire contemporaine
Université de
Lorraine (Nancy)
NB :
Si,dans quelques mois, vous croisez,par hasard ou non, le maire de Nancy, le
Président de l’Université de Lorraine, le directeur du CHRU, les responsables
de l’ARS ou quelque grand décideur de Lorraine ou d’ailleurs, n’hésitez pas à
leur suggérer une initiative à la mémoire de Marie-Thérèse Wauthier. Je vous
apporterai mon soutien et s’il le faut des informations complémentaires.
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