Enseignements de la crise sanitaire actuelle
Quand l’humanité
est en danger, tout le monde est prêt à arrêter immédiatement ce qui paraissait
intangible la veille : l’économie de marché, la croissance inconditionnelle, la
consommation sans limite, le pouvoir des monopoles, pour y substituer d'autres valeurs
: la solidarité, la bienveillance, l'attention aux plus démunis. Cela prouve
qu'un autre monde est non seulement possible, mais plus que jamais nécessaire.
Le
changement : effet de la catastrophe ou transition pensée et voulue ?
La catastrophe
nous oblige à changer, elle rend impossible la poursuite des erreurs d’avant.
Notre liberté est aujourd’hui des penser la transition, à ne pas répéter les
erreurs qui nous ont conduit à la catastrophe, à choisir un autre chemin.
Coronavirus et transition
La crise
actuelle est si considérable qu'elle permet et permettra de définir un
"avant" et un "après".
Le monde d'après
ne pourra pas être le même que celui d'avant.
Je voudrais
d'abord revenir sur les notions de "transition" et de "catastrophe",
deux paradigmes du changement global.
Une
catastrophe est un
événement subi (tsunami, tremblement de terre, éruption volcanique etc.).
La
transition, telle qu'elle
est souvent imaginée, est un changement pensé, voulu, voire coordonné, par une
société humaine. On a ainsi beaucoup parlé, à propos des dernières élections,
de "villes en transition", pour exprimer notre souhait d'organiser
une transition écologique et sociale vers un développement durable.
La réalité est
entre les deux, ou participe aux deux phénomènes.
Tout d'abord,
tant dans le domaine physique que biologique, et même socio-historiques, les
changements ne sont pas progressifs : ils se produisent sur un mode brutal,
critique (sur un mode de crise comme les changements d'ère géologique, les
mutations, les révolutions...), mais ces crises sont lentement préparées par
des phénomènes inapparents, souterrains.
Dans le cas de
la crise actuelle (la pandémie), on peut avancer : la mondialisation et
l'augmentation des échanges internationaux, la densification de l'habitat
(méga-urbanisation), et la destruction des écosystèmes (on peut ainsi montrer
que l'infection humaine au coronavirus est liée à la déforestation).
Tous ces
phénomènes sont "souterrains" bien qu'ils soient connus de tous, au
sens où leurs conséquences ne sautent pas aux yeux. Ils aboutissent à des
événements catastrophiques (Fukushima), éventuellement critiques (guerres...).
Il s'agit
pourtant d'actions humaines : ce sont les hommes qui voyagent et transportent
des marchandises d'un bout à l'autre du monde, construisent les villes et
affament les populations rurales, rasent les forêts primaires pour planter des
palmiers à huile, construisent des centrales nucléaires, etc. C'est chacun
d'entre nous qui devient dépendant des commodités urbaines, consomme des
produits de l'agro-industrie, consomme de l’énergie... (ce n'est pas là un
reproche !)
Par toutes ces
actions, les individus et les sociétés humaines se transforment, de telle
manière que le retour en arrière n'est plus possible. L'homme, comme disait
Sartre, est "le produit de son produit". Nous ne pouvons plus
(re)devenir les chasseurs cueilleurs que nous avons été, dont les sociétés
étaient caractérisées pas la stabilité et la durabilité (des centaines de
milliers d'années).
Les transformations
des sociétés humaines, depuis nos origines, n'a pas été pensée, planifiée,
voulue, bien que nous en soyons les auteurs. Les tentatives d'infléchir
volontairement le cours de l'histoire apparaissent aujourd'hui comme
appartenant à l'histoire elle-même : ce sont les guerres, les dictatures, les
idéologies aux conséquences elles aussi catastrophiques.
La crise
actuelle est une condition d'un changement des sociétés humaines et donc aussi
des comportements.
Pouvons-nous
penser ces changements ? Sommes-nous condamnés à les subir ? Pouvons-nous
modifier nos comportements ? Ce serait un nouveau chapitre de notre réflexion
commune.
Économie et transition
L'économie est actuellement basée sur
l'échange de marchandises et de services, les deux piliers du fameux PIB, qui
s'échangent contre de la monnaie (l'argent), support des échanges "qui
comptent" aujourd'hui. Si je veux manger, avoir un toit, satisfaire mes
besoins, je dois donner de l'argent, et cet argent, je l'ai reçu en échange
d'un bien, ou d'un service, que j'ai vendu.
Le coronavirus bloque ce système
d'échange. La crise économique qui va suivre sera considérable. Il va
falloir inventer pour s'en sortir, à moins de catastrophes en série.
Elle va nous obliger à échanger sans
l'intermédiaire de la monnaie dans sa forme actuelle. Quels sont les échanges
possibles sans argent ? Peut être les plus importants de tous, ceux qui
survivent au temps du virus : l'échange des idées, le don sans contrepartie,
l'affection, la reconnaissance mutuelle, le besoin de se rendre utile à la
communauté humaine, le besoin d'y appartenir.
Idéalisme béni oui-oui des rêveurs
bisounours ? Peut-être pas tant que ça : Ce temps de crise révèle l'importance
primordiale de ces valeurs. Il va révéler ce qui permet vraiment à l'humanité
de survivre, ce qui fait que la vie mérite d'être vécue.
La monnaie et ses conséquences
C’est au Néolithique qu’est apparu le
commerce : l’échange de biens et de services, conséquence de la
sédentarisation. D’abord sous forme de troc, puis est apparu la monnaie, par
exemple sous forme de cauris, puis avec l’avènement des métaux, et l’apparition
des civilisations, sous forme de pièces métalliques.
Avant le commerce, les échanges étaient
socialement réglés sous forme de dons et de contre dons, et de potlatch :
le don confère au donateur une position sociale enviée. On ne peut
pas parler à propos du don et du contre don d’échange commercial, car le don
est fait sans attente de retour.
La monnaie
permet d’annuler « l’obligation » (sociale) du contre don. Elle est facteur de délitement social, d’atomisation
des individus.
La première
conséquence de la monétarisation des échanges est la concentration des moyens de production, à tendance
monopoliste. La monnaie, à cause de la facilitation des échanges qu’elle
permet, a tendance à éloigner géographiquement le lieu de production du lieu de
consommation, et cet éloignement permet lui-même leur concentration. Le
troisième millénaire a vu une monopolisation et une concentration extrême des
centres de production, appelée « mondialisation » par leurs
thuriféraires, et c’est cette mondialisation qui a permis l’émergence
d’épidémies mondiales. Cette épidémie passera, puis sera relayée par d’autres,
mais c’est surtout la destruction de l’environnement à l’échelle planétaire qui
menace durablement l’humanité, voire la vie elle-même.
La deuxième
conséquence de la monnaie est la
possibilité de thésaurisation. C’est ainsi que les « fortunes »
mondiales concentrées entre un tout petit nombre d’acteurs, parviennent à
accaparer toutes les richesses. Cette concentration de la richesse monétaire
est un frein aux échanges eux-mêmes, auxquels les États doivent en partie
remédier.
La troisième
conséquence est la création de la plus-value : différence entre la valeur d’usage des biens et des services et
leur valeur monétaire : les biens et les services sont rémunérés pour une
valeur inférieure à leur valeur d’usage, et peuvent être revendus
ultérieurement pour une valeur supérieure à leur prix d’achat. C’est le
principe de la spéculation. C’est, avec la propriété privée des moyens de
production, le fondement de l’accumulation capitaliste.
La monnaie est donc facteur de
déstructuration des sociétés humaines, et d’accumulation des richesses dans les
mains d’une minorité aux dépens de la majorité.
Quatrième
conséquence de la monétisation des échanges : leur fluidification, ainsi que l’extension de leur domaine. Les
échanges sont grandement facilités par la monnaie. Le point où nous en sommes
aujourd’hui est la mondialisation des échanges, qui n’a pour seule limite que
celles de nos capacités de transport, toujours repoussée aux limites de
l’absurde. Nous mangeons en plein hiver des fruits chiliens, voire du kangourou
australien, tandis que les produits manufacturés, entre l’extraction de la
matière première, la fabrication et la vente, font des dizaines de milliers de
kilomètres … De nombreux exemples plus absurdes encore pourraient être évoqués.
Le trafic international de la drogue en
est un : la drogue est une forme de financiarisation de l’asservissement
de l’esprit humain. Encouragé et cultivé par les puissances coloniales au 19e
siècle pour asseoir leur domination, le trafic de drogue revient comme un
boomerang affaiblir les sociétés occidentales.
Le trafic d’armes relève du même
mécanisme : entretenus et sans cesse incrémentés pour renforcer les États,
réalisation terminale de l’accumulation capitaliste, les armes se répandent
grâce à la facilité des échanges commerciaux que permet la monnaie : là où
il y a de la demande, il y a de l’offre, et l’accroissement continu de la
possession des armes entraîne l’accroissement de la demande.
Cette mondialisation des échanges
entraîne mécaniquement un accroissement des inégalités entre les différentes
régions du globe, et des conséquences environnementales catastrophiques.
L’« idéal » de la fluidité
absolue des échanges, rêvé par les idéologues ultralibéraux, aboutit ainsi à
une situation proprement explosive en termes d’inégalités, de conflits, et de
dégâts environnementaux.
La cinquième
conséquence de la monétarisation est la survenue de crises économiques récurrentes, facilitées par la
fluidité des échanges. La circulation de la monnaie, comme les autres relations
humaines, repose sur une forme de contrat social, qui établit une
correspondance entre les termes de l’échange. A mesure que les bases concrètes
de ce contrat se délitent (les échangent portent sur des valeurs fictives
dépourvues de support concret), la création de « bulles » et les « crashs »
qui leurs succèdent se multiplient. Le concret des échanges, leur matière,
c’est ce qui fait obstacle à l’échange : la distance, le coût et la
lenteur du transport, le travail et les dépenses nécessaires à la production
des biens et des services échangés. La monnaie, par cette correspondance, représente
une réalité concrète. La dématérialisation de la monnaie et des substrats
qu’elle représente tend à annihiler le lien social pour faire des hommes de
simples rouages d’une machine économique qui les dépasse. La fiction d’une
fluidité totale des échanges est contredite par ces crises économiques qui
montrent que, contrairement à ce que prétendent les économistes, l’équilibre
économique ne s’établit pas spontanément. Cette fiction est équivalente à celle
qui ne veut voir dans les hommes que de purs « agents économiques »
dépourvus d’autres tropismes que ceux de leur intérêt économique, de leur
confort, de leur « bien-être » matériel.
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