samedi 11 avril 2020

État de droit, liberté et santé publique (François Baudin)

État de droit, liberté et santé publique

Dans cet entrelacement indissoluble qui fonde la République française : liberté, égalité, fraternité, seule la liberté a triomphé idéologiquement au cours des 230 ans qui nous sépare de cet événement majeur qu’a été la Révolution. Ce qui fait que la République est restée déséquilibrée et fragile.
Et encore, étant formelle, la liberté n’est pas réelle. Quelle est la liberté d’un Algérien pendant la colonisation, et aujourd’hui d’un réfugié dans sa frêle embarcation accostant sur les côtes françaises, quelle est la liberté d’un chômeur en fin de droit, d’un salarié précaire ?
Ajoutons que même cette liberté formelle n’est pas encore définitivement acquise. Sans cesse en danger, elle reste toujours à maintenir, à conquérir ou reconquérir. Comme actuellement avec la crise sanitaire.
La contradiction actuelle, en 2020, entre la santé d’une population confinée pour lutter efficacement contre l’épidémie du Coronavirus, et les libertés individuelles nous le démontre.
Ajoutons une seconde contradiction : celle d’interdire l’accès à la forêt, aux parcs publics et aux plages à des millions de gens confinés, et de devoir continuer de travailler, de se déplacer pour se rendre à son travail, sans barrières sanitaires, dans un métro toujours aussi bondé aux heures de pointe.
Comment expliquer toutes ces contradictions ?
La biopolitique qui s’exerce sur les corps, sur la vie et la santé des gens que le pouvoir d’État contrôle, entre en contradiction avec les libertés individuelles de se déplacer que le même État en période de confinement des populations est amené à restreindre. Les déplacements réglementés jusqu’au moindre détail, par exemple celui d’aller faire un footing à des horaires réglementés ou ses courses alimentaires, jusqu’à étouffer toute vie personnelle, sont des atteintes à la liberté que nous acceptons pour des raisons de santé publique.
On voit bien que la liberté individuelle indispensable à la vie, à l’activité économique et sociale entre en contradiction avec une volonté de contrôler les populations.
Dans certains pays, des hommes mourront de faim parce qu’on leur a interdit tout déplacement et toute activité. Des personnes âgées mourront de solitude dans leur EHPAD. Dans d’autres pays des salariés mourront parce qu’on les a obligés à travailler. Voilà la contradiction.
Le confinement total des populations n’est envisageable que de manière exceptionnelle et pour de courte durée. Est-il même possible ? On a là une expérimentation de ce que l’homme est capable d’accepter et jusqu’à quand le pourra-t-il ; expérimentation en vraie dimension effectuée par le pouvoir.
Du point de vue de l’État, État de droit ou État autoritaire, la volonté de contrôle qui tend à réduire les libertés doit être plus fine et plus intelligente pour être acceptée et consentie par les populations.

Pour résumer ce qu’on a déjà dit : la liberté est une puissance de faire ou ne pas faire quelque chose que l’homme possède naturellement, ou qu’il conquiert ou encore qu’on lui accorde.
Mais qui accorde cette liberté, qui est le « on » ?  Un pouvoir commun, un État, une autorité, un Souverain "démocratiquement" élu ou imposé.
L’homme conquiert une liberté sur un pouvoir qui refusait de la lui accorder.
L’homme exerce une liberté qu’un pouvoir lui accorde.
La limite est toujours celle imposée par un pouvoir, ou bien elle est la limite que le peuple élargit et libère contre un pouvoir. On se situe dans la négation hégélienne et dans la négation de la négation considérée comme le moteur de l’histoire. Négativement l’homme lutte contre ce qui le contraint et s’en libère.
La conscience du sens de ce qu’on fait dans cette limite octroyée et de ce qu’il est interdit de faire, est le lieu où la liberté réside. Ce qui déclenche un acte, une praxis qui nous permet de nous échapper de cette situation de contrainte et de déterminations. Par cette entente du sens, l’homme est capable (il a la puissance de…, il a la liberté de…) de s’approprier la situation, de la penser, d’agir et s’organiser parfois secrètement, politiquement en somme.
On est alors dans l’affirmation d’un autre possible qui ne peut être que par l’entente du sens reçu dans la situation vécue et par l’affirmation d’un autre sens. Par exemple le programme du CNR élaboré en France par quelques Résistants sous l’Occupation nazie, est une affirmation d’un autre monde possible, et n’est pas une négation du régime nazi d’occupation. D’ailleurs le nom générique donné à ce programme a été : les jours heureux. Il y a là l’affirmation de quelque chose de neuf. L’homme affirme un projet de vie collective, et de fait par cette affirmation se libère de sa prison ;
C’est pour cette raison qu’en élevant au rang de concept philosophique le terme de libération et du verbe libérer, on a privilégié le sens sur la puissance. La liberté est une puissance, la libération est un mouvement qui a le sens pour fondation. Ce terme de libération ne peut s’appréhender que suite à l’affirmation d’un sens. On se libère de quelque chose qui nous enfermait en affirmant une autre chose possible.

La liberté est de l’ordre de la puissance. C’est bien pour cette raison qu’elle fut ce qui a compté le plus dans les esprits et pour l’histoire des hommes et de leurs institutions tout au long des années qui nous séparent du moment où elle apparut manifestement sur la scène politique, en 1789. Car ces deux siècles furent ceux de la puissance triomphante. Aussi bien de l’État, de l’entreprise privée, de l’argent comme de l’individu.


L’État de droit

Le droit de circuler, d’entreprendre, de penser, de croire ou ne pas croire, de manifester, de s’associer, d’écrire, de pétitionner, de voter, de pouvoir être élu,… Tous ces droits, égaux pour tous dans certains pays qu’on appelle justement États de droit, mais non encore universellement répartis dans le monde, deviennent l’alpha et l’oméga de nos sociétés démocratiques.
Cet État de droit est le stade suprême de la mise en œuvre des libertés politiques comprises comme une puissance, tel que l’Occident capitaliste et démocratique le promeut depuis plus de deux siècles..
Auparavant, notamment avant 1789, l’État de droit était pensé comme une libération d’un Régime millénaire fondé sur des ordres, des privilèges, des féodalités, des traditions inégalitaires ; puis tout au long du XIXe siècle, l’État de droit est entendu sous la forme d’une affirmation d’un idéal à conquérir puis à maintenir et défendre contre la réaction, comme puissance du négatif face à un État autoritaire[1] ; enfin au XXe siècle il est considéré comme la forme parfaite d’une puissance à conserver et à imposer au monde entier.
Un tel système politique qui représente un progrès considérable semble parfait, et ceux qui tentent de le remettre en cause sont vus le plus souvent comme des extrémistes infréquentables.
Un tel système suppose l’égalité des sujets de droit devant la loi, donc l’égalité des citoyens, mais aussi des institutions, du pouvoir exécutif, de l’État qui, tous, doivent s’y soumettre : nul n’est au dessus des lois, y compris ceux qui l’édictent et la font respecter. Nul n’est au dessus du droit.
Il suppose aussi l’existence de juridictions indépendantes du pouvoir exécutif, mais juridictions soumises elles-mêmes à des lois, ce qui constitue pour tous les niveaux de la société précisément définis une forme de garantie contre les abus. Notamment ce qu’on appelle les abus de pouvoir. Les abus de la puissance.
Cette hiérarchie des normes s’impose à tous, citoyens, personnes morales, administrations, institutions, pouvoir exécutif, donc s’impose aussi à l’ensemble du pouvoir d’État. L’État, l’administration, les représentants "démocratiquement" élus, le pouvoir exécutif, les juridictions indépendantes, tous reconnaissent ce principe de légalité, doivent le respecter et être soumis à une autorité supérieure dont la clé de voûte est la Constitution.
Ceux qui ont compétence pour dire le droit, pour l’élaborer, le voter, le faire respecter, sont eux-mêmes soumis à des règles juridiques.
Un tel modèle qui s’accompagne de la souveraineté populaire régulièrement convoqué, semble parfait, et doit normalement parfaitement fonctionner.
Un tel système qui garantit à la fois la liberté et l’égalité de tous devant la loi démocratiquement votée, égalité entre les plus puissants et les plus faibles, entre les institutions et les individus, aurait donc trouvé dans sa propre perfection, son aboutissement. C’est ce qu’on a pu nommer la fin de l’histoire qui n’existe pas bien entendu, et nous allons voir pourquoi.
Mais auparavant il faut se poser la question de savoir pourquoi doit-on considérer l’État de droit comme un progrès considérable ? Non pas parce qu’il garantit la liberté de chacun (ce qui est déjà beaucoup, rappelons-le), mais parce justement dans l’esprit qui le sous-tend il limite la puissance de chacun, donc aussi sa liberté, comme celle des institutions, du pouvoir exécutif et même législatif. L’État de droit soumet tous les pouvoirs y compris celui de l’État. Dans sa définition la plus simple, l’État de droit est la soumission de la puissance devant la loi, dont la puissance de l’État. Elle se résume dans l’idée que tout pouvoir doit être soumis. Voilà le sens (l’esprit) de l’État de droit.
Alors quel est le pas en avant qui reste à faire pour que cet État de droit puisse être accepté par tous, et qu’il puisse être ré-affirmé comme un idéal à atteindre ?
Il est d’éliminer la puissance de l’argent. Donc les inégalités.
Or les États de droit, les démocraties dans le monde n’ont pas supprimé les inégalités liées à l’argent. Voilà leur défaut principal. Au contraire même, ils ont contribué à maintenir les inégalités économiques en prétendant que tous étaient égaux en droit et devaient se soumettre à la loi.

La liberté triomphante est souvent le masque de la puissance. La liberté pour la liberté nous rapproche de la puissance pour la puissance qui mène au pire des nihilismes lorsqu’elle est privée de sens. Cela nous l’avons suffisamment démontré. Par quoi, dans quelle direction, en vue de quoi la liberté doit-elle triompher ?
Par exemple si l’État de droit nous mène à la biopolitique ; nous mène à partir du droit à la santé pour tous vers à une société de contrôle, il y a là une contradiction qui peut mettre en danger son ordre. Le droit à la santé, comme le droit à la sécurité publique, à la sécurité sanitaire et sociale fait partie intégrante de l’État de droit et des droits de l’homme en général, mais tous ces droits viennent percuter les libertés individuelles comme nous l’avons observé très fortement en 2020.
Un autre exemple : si l’État de droit garantit la libre concurrence au sein d’un marché économique, donc s’il promeut la liberté économique, celle d’entreprendre, d’acheter et de vendre, de produire et transformer toute chose en marchandise, de faire travailler d’autres hommes, droit égal pour tous, cette liberté nous amène à des contradictions insolubles du propre point de vue de son ordre, car la puissance sur la société obtenue par ces entreprises génèrent de très fortes inégalités économiques et sociales, génèrent des oligarchies héréditaires qui viennent percuter l’idée de soumettre toute puissance par l’État de droit.
Dans la hiérarchie des normes, il y a un dernier échelon qui se nomme Constitution placée au dessus de tous les autres échelons, et tous doivent s’y soumettre. Or le risque avéré est que la puissance économique qui est une puissance éminemment politique et sociale, en voulant s’exclure de ces normes, prenne le pouvoir effectif sur l’ensemble de la société, ne trouve rien qui vienne limiter et soumettre sa puissance. C’est ce qui arrive actuellement.
On est donc dans cette contradiction que toutes les puissances (individuelles, étatiques, institutionnelles, associatives) sont soumises à la loi, sauf les puissances économiques qui sont les plus puissantes, un peu comme un État dans l’État, et sont en fait le donneur d’ordres en dernière instance du pouvoir en place. L’État de droit est au service des puissances économiques.

Le lien entre égalité et liberté a été formalisé par l’État de droit : la liberté ne s’entend qu’en étant également répartie. La liberté est sous condition d’égalité. Cela est clair même si souvent ce n’est pas effectif comme nous l’avons rappelé au début : quelle est la liberté d’un réfugié, d’un salarié en fin de droit, d’un esclave noir aux États-Unis avant l’abolition ? La vie n’est libre qu’entre égaux.
Égaux en droit, ce qui est loin d’être la réalité effective même dans les États qui prétendent être des États de droit, ni dans les nations où les inégalités réelles sont un fait majeur qui organise la vie des populations, les obligeant à des rapports économiques de soumission pour vivre et continuer de vivre. « On n’a pas le choix », répètent toujours ceux qui sont dans une situation d’infériorité. Et aujour'hui, ils n'ont pas le choix et partent travailler avec tous les dangers de contagion.

La chose qui compte en politique est celle de l’égalité, et surement pas de la liberté qui semble avoir été réglée formellement (et non pratiquement faut-il le souligner) par l’État de droit qui réduit en quelque sorte la puissance, y compris sa propre puissance d’État et son abus. Sauf la puissance de l’argent qui n’a pas été réduite comme nous l’avons souligné.
La liberté réelle est nécessairement articulée à un projet égalitaire pratiqué comme fraternité. On pourrait appeler ce projet : le communisme.
François Baudin 




[1] Hegel en est le plus grand penseur.


1 commentaire:

  1. La liberté est l'adéquation entre pouvoir d’agir et volonté d’agir. Tout exercice de la liberté a un prix, plus ou moins élevé selon le contexte car toute liberté est en en situation (Sartre) ; Le confinement est généralement accepté, et n'est donc pas en soi une atteinte à la liberté . L’agir est la mise en œuvre de la liberté ; Rappelons que les libertés tolérées par l’État dans nos sociétés occidentales sont celles qui ne remettent pas en cause l’ordre capitaliste ; l'état formel des libertés NOUS semble parfait parce que nous acceptons le principe de propriété ; Est en dessous des lois celui qui ne possède pas les moyens de vivre, c'est à dire est véritablement privé de liberté. Est au dessus des lois celui qui est en mesure de les façonner puis de les détourner à son profit. Ceux qui font les lois s’octroient de fait l’espace de liberté qui leur convient ou qui convient à leurs commanditaires.

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