Voilà la
question qui nous réunit ce soir. Bien sûr nous n’arriverons pas à répondre à
cette question. Ce sera plutôt une approche.
Deux mots
essentiels sont contenus dans cette question : expérience et esthétique.
Tout d’abord
qu’est-ce qu’une expérience ? Le dictionnaire répond qu’une
expérience c’est le fait d’éprouver
quelque chose considéré comme un enrichissement de la connaissance. Chaque
expérience apporte quelque chose de neuf que nous tentons de garder en mémoire
et qui vient compléter ce que nous savions auparavant. Mais on voit bien que
par cette réponse on n’a pas abordé véritablement la question de l’expérience,
mais on a abordé une des conséquences de l’expérience qui serait un
élargissement de notre savoir, de nos aptitudes. On a expliqué un mot par une
de ses conséquences.
Comme souvent
pour comprendre un mot, il faut aller vers son étymologie : expérience
vient de péril. Dans ce mot péril il y a aussi l’idée de passage, de
porte, de port, d’au-delà quelque chose. D’ailleurs le mot latin periculum qui vient lui-même du Grec peira, peut être traduit par expérience.
Péril ! Periculum peut aussi se
traduire par épreuve. Grâce à ces différents mots péril, épreuve, porte,
passage… on approche un peu plus de ce qu’est une expérience.
Un péril, on
voit bien ce que c’est, c’est un instant
que l’on vit et où on court un grand danger. Et pour ce qui concerne
l’expérience, ce grand danger, ce péril donc, est porteur d’enseignement, de
connaissance. En cela il devient une expérience telle que nous l’entendons.
L’expérience
est donc simplement un instant que l’on vit. Qu’est-ce qu’un instant ? Quelque chose qui ne dure pas, qui tombe
dès sa venue, qui disparaît aussi vite, mais qui laisse des traces, qui
transforme. L’instant c’est une relation, une interaction, un échange, une
rencontre entre deux ou plusieurs choses différentes. Un échange de quoi ?
Essentiellement un échange d’informations, de sens, d’idées. En plus d’être un
échange de matière et de puissance. Et cet échange produit un changement. En
cela il devient passage.
Voilà très
rapidement dit pour ce qui concerne l’expérience.
Maintenant
pour ce qui concerne le mot esthétique, je vais me reporter au dictionnaire des
concepts philosophiques : le mot vient du grec aisthêtikos, qui signifie : avoir la faculté de percevoir ou/et
de comprendre. Aisthêsis peut être
traduit pas sensation.
Mais percevoir
quoi ? Avoir la sensation de quoi ?
Percevoir le
sens que l’instant de l’expérience a délivré, a fait passer. Percevoir et aussi
comprendre (prendre en soi, avec soi). Et donc dans un second temps de cette
expérience : capacité de juger, d’évaluer le sens qu’il a porté.
Cette approche
du mot esthétique nous montre qu’il ne s’agit pas de la science du beau. Il ne
s’agit pas d’une théorie de la beauté, mais d’une capacité humaine de recevoir
et/ou de comprendre le sens transmis lors d’une expérience, d’une relation ou
d’un échange avec un autre. Il s’agit essentiellement d’une expérience.
Donc
dans cette introduction j’insiste sur l’instant de la relation avec quelque
chose dont nous sommes partie prenante puisqu’il s’agit d’une relation, et sur
la capacité humaine d’entendre le sens délivré par cet instant.
L’instant
esthétique
Je vais donc
vous parler de l’instant esthétique. Et à partir de cet exposé, je pourrai dire
ce qu’est pour moi l’expérience esthétique et même proposer une définition du
beau.
Je commence
par la peinture, plus précisément par le travail des peintres Cézanne et
Matisse.
Que fait Cézanne
lorsqu’il est sur le motif ? Il tente de tenir l’instant (l’expression
est de lui), comme il l’explique en joignant les mains.
Voilà ce qu’il
faut atteindre dit-il dans une conversation reconstituée par Joachim Gasquet
:
Saisir
l’instant et le faire durer, nuancer ensemble la même minute qui passe,
s’emparer de la changeante, de la chatoyante matière, faire chanter le bloc de
marbre : Il ne faut pas qu’il y ait une seule maille trop lâche, un trou par où
l’émotion, la lumière, la vérité s’échappe. Je mène, comprenez un peu, toute ma
toile, à la fois, d’ensemble. Je rapproche dans le même élan, tout ce qui
s’éparpille…Tout ce que nous voyons, n’est-ce pas, se disperse, s’en va. La
nature est toujours la même, mais rien ne demeure d’elle, de ce qui nous
apparaît. Notre art doit, lui, donner le frisson de sa durée avec les éléments,
l’apparence de tous ces changements. Il doit nous la faire goûter éternelle.
Qu’est-ce qu’il y a sous elle ? Rien peut-être. Peut-être tout. Tout comprenez-vous ?
Alors je joins ces mains errantes…Je prends, à droite, à gauche, ici, là,
partout, ses tons, ses couleurs, ses nuances, je les fixe, je les rapproche…ils
font des lignes. Ils deviennent des objets, des rochers, des arbres, sans que
j’y songe. Ils prennent un volume. Ils ont une valeur. Si ces volumes, si ces
valeurs correspondent sur ma toile, dans ma sensibilité, aux plans, aux taches
que j’ai là sous mes yeux, eh bien ! ma toile joint les mains. Elle ne
vacille pas. Elle ne passe ni trop haut, ni trop bas. Elle est vraie, elle est
dense, elle est pleine. Mais si j’ai la moindre distraction, la moindre
défaillance, surtout si j’interprète trop un jour, si une théorie aujourd’hui
m’emporte qui contrarie celle de la veille, si je pense en peignant, si
j’interviens, patatras ! tout fout le camp.
Ne pas penser
en peignant, tout est là pour Cézanne comme pour Matisse. Se laisser guider par
ce qu’ils appellent « l’instinct », qui arrive à vaincre la raison.
Le problème
essentiel en peinture est esthétique au sens que j’ai indiqué dans
l’introduction : il est celui de la relation entre l’homme et les choses
et même des choses entre elles que l’instant réalise en libérant au-delà de la
limite des choses elles-mêmes, le sens qu’elles portent. C’est la raison pour
laquelle Cézanne se trouve démuni devant l’impossible tâche de saisir cet
instant, d’en faire le compte complet, d’en venir
à bout comme l’avait décrit Balzac dans sa nouvelle Le Chef-d’œuvre inconnu.
Mais n’est-ce pas le propre de l’œuvre que de tenter de fixer pour toujours et
en tout lieu ce qui disparaît quand il apparaît en un lieu singulier ?
C’est un véritable combat, une révolte avait dit Matisse, que de nommer, fixer
et présenter ce qui disparaît. Ce combat fut aussi celui de Mallarmé.
Il y a tout
d’abord un premier combat quotidien de l’artiste, du peintre ou du poète avec
son talent qui reste toujours à cultiver car le chemin qui va de l’instant à sa
tentative de représentation passe par la maîtrise de la technique et par des
inventions. Il est bien évident que l’importance d’un artiste se mesure à la
quantité d’inventions qu’il introduit dans son langage.
Il s’agit
encore d’un combat mené contre l’instant, contre le mouvement et les formes
qu’il produit, afin de les fixer, en quelque sorte les faire durer. Ce qui est
un paradoxe que seul l’artiste comprend jusque dans sa chair.
Mais il s’agit
surtout d’un autre combat bien différent, on pourrait dire philosophique, que
l’artiste comme de tout un chacun mène contre lui-même afin de réussir à être
en relation avec cet instant et ce qu’il produit, immédiatement (sans penser)
et sans concept a priori, pour au final « faire un avec son modèle », être un
avec l’instant, par l’expérience qu’il en a, et ensuite « faire un avec son tableau » (expressions
de Matisse et aussi de Cézanne) ou un
avec son œuvre en train de se faire ; et donner ainsi la possibilité à
celui qui par la suite voit l’oeuvre produite de vivre la même expérience d’unité.
Le combat du
peintre contre lui-même, comme de tout poète afin qu’il devienne un « voyant » (Rimbaud), un
« écoutant », un homme libre, exige tous les sacrifices.
Il exige
dépouillement et appauvrissement. Cézanne n’a-t-il pas écrit à Emile
Bernard : « Donner l’image de ce que nous voyons en oubliant tout ce
qui a paru (apparut) avant nous. » Ce combat est chemin de liberté. Une
libération de tout système, de toutes doctrines, de toutes conventions passées,
dont le créateur ne doit plus être prisonnier. Cette remarque est valable pour
tout artiste, tout poète ; pour tout homme.
Le dernier
combat, celui que Balzac nous présente dans
Le
Chef-d’œuvre inconnu, est celui de la
création, quand l’artiste tente de contraindre l’instant à se montrer à travers
l’œuvre. Le créateur se bat avec sa création qui résiste. Il veut la soumettre,
la conquérir. Il se fraye un passage « à la hache, à la bêche, au marteau,
à la scie
[2] »,
comme l’écrit Kandinsky. Mais il reste souvent impuissant et maladroit. Mal vu,
mal dit, formulerait Samuel Beckett. Car dès qu’on pense, on ne voit plus.
Et tous ces combats, contre soi-même et contre
l’œuvre en train de se faire, viennent se contrarier. Le premier, que l’artiste
mène contre lui-même, aboutit au dépouillement, à l’appauvrissement, à
l’écoute ; et le second, que l’artiste mène avec son motif, sa matière et
son talent, demande technique, accumulation de connaissances, assemblage,
reconstruction, condensation, composition, réflexion. Un peu comme si la
connaissance venait contrarier la co-naissance qui l’avait précédée. Et on peut
penser que ce double combat a épuisé Cézanne. Ce fut sa croix.
Le travail de
Matisse se fonde sur une démarche identique : écoute, dépouillement,
naïveté, humilité, et donc se réalise avec le même type de questionnement que
Cézanne. Comment saisir l’instant dont la métaphore de l’éclair évoque
parfaitement le côté insaisissable ? Et surtout comment le faire durer
dans la composition produite sur la toile ? Matisse traite différemment
cette question, car le peintre par ses multiples créations réussit sans
conteste à opérer un élargissement de l’instant au-delà des choses. N’a-t-il
pas déclaré et écrit à propos de ses créations qu’il voulait inscrire dans des
petits tableaux de cinquante centimètres ou de un mètre, dans tout espace
réduit, un espace spirituel, et infini; c’est-à-dire un espace aux dimensions
que l’existence même des objets ne limite pas, ni dans la durée ni dans
l’espace. La peinture de Matisse va toujours au-delà de ce qu’elle montre. Elle
élargit le cadre donné. Elle le libère de ses limites et ses limites disparaissent.
Par exemple, la présence de fenêtres dans ses tableaux d’intérieur permet le
passage vers l’extérieur et inversement. Ou encore comme dans La Danse les corps dansant donnent le
sentiment d’entrer et de sortir de la toile ou des panneaux muraux. La peinture
de Matisse, par sa composition, ses couleurs, ses lignes, son énergie et ses
tensions, par la direction dynamique donnée aux formes, va au-delà de ce
qu’elle présente ; elle va vers l’infini en infinies directions, en toutes
directions. Voilà l’action de l’œuvre sur celui qui la voit et l’admire.
Mais il en est
de même pour Cézanne. Que veut dire exactement Cézanne lorsqu’il reproche par
exemple à Courbet de manquer d’élévation (Erhebung
écrit Osthaus qui vint lui rendre visite à Aix en avril 1906) ? Elévation par
rapport à quoi ? Elévation au dessus de quoi ? De l’apparaître réel
et fini des choses. Elévation, envol vers l’infini que chaque chose à son
instant libère. Ce qui rend l’homme vivant. Ainsi sa peinture va au-delà de ce
qu’elle présente, c’est-à-dire vers l’infini. Elle témoigne de l’infini par la
finitude du tableau.
Par l’instant
qu’ils peignent, Matisse et Cézanne, pour ne prendre que ces deux peintres
majeurs, libèrent chaque chose présentée et finie en nous emportant vers un
monde infini au-delà du cadre étroit du tableau. L’œuvre témoigne de l’infini
par sa propre finitude.
Tel est le
miracle possible de toute œuvre d’art : montrer et faire vivre au spectateur
l’infini du monde rendu présent par l’œuvre. Monde que Matisse par exemple veut
à cet instant : éternel, doux, harmonieux, mystérieux et calme et même
reposant. Monde que l’homme est en capacité d’entendre et de contempler. Un
monde détendu, apaisant et libre. Citons un vers de René Char : « Si
nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel ». Cet éclair dont
nous parle le poète, je le nomme instant.
Instant impossible à habiter si le
verbe habiter signifie durer, avoir demeure, avoir des habitudes.
Et justement
c’est l’instant où il faudrait prendre demeure qui ouvre vers cet infini, qui
est cet infini même. Un sentiment de beau
nous envahit alors. Ce sentiment est presque toujours au rendez-vous de la
rencontre lorsqu’elle nous ouvre vers l’infini. Ainsi un paysage naturellement
ouvert, une vue dominante, une perspective. Ainsi la lumière d’un visage ou le
mouvement d’un animal saisi dans sa course. La montée d’un arbre et de son
feuillage vers le ciel qui donne la sensation d’élévation.
En fait tous
ces sentiments donnés par la beauté des choses à l’instant de leur rencontre,
sont de même nature que le sentiment amoureux : ouverture, élévation,
élargissement, libération. L’amour est au delà, il n’est retenu par rien. Celui
qui aime vole, court et se réjouit, il est libre et rien ne le retient.
Pour ce qui
concerne un tableau, comme pour toute oeuvre d’art (une musique ou le mouvement
d’un corps qui danse par exemple), comme pour toute rencontre vécue à son
instant : le sentiment du beau est produit concrètement et de manière finie par
la
grâce d’
une œuvre donnée et par l’instant qu’elle créé. Ce sentiment est
celui de l’infini ouvert présenté dans
une
œuvre et qui en constitue la beauté même ; cette beauté traverse la toile,
elle traverse l’espace créé par l’œuvre elle-même tel l’éclair du poème de René
Char ; l’éclair qu’un coup de foudre traverse lors d’une rencontre.
Rencontre amoureuse, rencontre esthétique
.
Cet éclair va au-delà du cadre fini du tableau ou au-delà du poème, au-delà de
la rencontre.
La beauté de
l’œuvre finie, une et unique, qui excède
le fini, qui excède l’unité de l’oeuvre par l’infini qu’elle ouvre au delà,
témoigne de l’infini présent concrètement dans l’œuvre. L’unité finie est
essentielle à l’œuvre d’art, essentielle à toute rencontre, seule cette unité
est en capacité de nous emmener au-delà vers l’infini.
Voilà la
beauté. La beauté n’est pas propriété de l’étant
en tant qu’étant, propriété de la chose comme telle que l’homme analyserait et même imposerait comme canon. Et c’est
bien pour cette raison que, contrairement à ce qui est habituellement pensé,
l’esthétique n’est ni normative, ni descriptive. Aucune académie ne dictera les
règles du beau. Le beau ne concerne pas la chose comme telle, l’objet en
lui-même. Il n’y a pas de théorie du beau qui obéit à des lois, des règles de
fabrication, à des normes, des proportions, une convention, à un
académisme ; car si d’aventure on prétend définir la beauté propre de
l’objet ou de la chose comme telle, ne va-t-on pas imposer des règles ?
Chaque artiste un jour s’y est opposé dans ses créations.
Ce n’est pas
l’objet en lui-même qui est beau ; l’objet en tant que ce qui est
harmonieux, ferme, solide, un,
puissant ; l’objet en tant que ce qui tient par lui-même ; mais
c’est, à l’instant de la rencontre avec cet objet, la possibilité du passage à
l’infini qu’il procure. La possibilité de nous emmener au-delà de lui-même et
de ses limites. Et au-delà du sujet
qui en fait l’expérience au même instant. Sujet et objet à l’instant ne sont
plus. L’homme (sujet) est en capacité d’entendre, d’être emporté vers l’infini
à l’instant de l’expérience de quelque chose. L’esthétique n’est pas science
mais expérience. Expérience de l’infini à travers et grâce aux choses finies.
Le beau peut alors être dit comme libre passage du fini vers l’infini.
Et c’est probablement ce passage
qui procure tant de plaisir, de jouissance. Ivresse dionysiaque avait écrit
Nietzsche. Simplement le fait d’
être
par-delà soi-même. Une joie de vivre.
Pourquoi ?
Parce que le beau comme instant du passage à l’infini est signe de puissance et
de liberté ; il est signe d’infinies possibilités, comme il est signe de
la possibilité de l’infini. Mais de quelle nature est cette puissance ?
Elle est ouverture infinie aux choses données : elle est disponibilité de
soi-même. Mise à disposition, libération de soi au-delà de soi-même, de ses
propres limites. Elle est donc en même temps une totale impuissance de soi. On
se livre. On se libère. On est ravi par delà soi-même. Voilà la puissance
ravissante de la beauté comme libre passage du fini vers l’infini.
Et c’est bien
cette puissance/impuissance de l’homme capable d’être un avec à l’instant de l’expérience du un fini, qui permet l’écoute du sens ; et qui permet aussi
d’aller au-delà de soi, de ses propres limitations. Delacroix ne disait-il pas
à la fin de sa vie : J’ai atteint l’âge heureux de l’impuissance.
Le beau est libération vers l’infini du un fini au delà de ses propres limites donc au delà de sa finitude.
Cette définition va bien au-delà de celle de Kant qui voyait dans le beau un
pur plaisir contemplatif (Wohlgefallen) hors de tout intérêt propre, c’est à
dire hors du jugement déterminant, mais en laissant la chose se livrer
elle-même. Cette esthétique kantienne fondée sur le jugement réfléchissant sans
concept opposé au jugement déterminant, pose d’ailleurs de grandes difficultés
philosophiques pour le criticisme kantien.
La définition
du beau proposée comme libération au-delà de sa propre limite du un fini vers l’infini, concernerait
l’ensemble des choses naturelles qui se déploient à partir de leur propre
fonds, quand, à l’instant de leur expérience, elles occasionnent ce passage. Et
dans tous les cas elles l’occasionnent. Il suffit d’être à l’écoute. L’homme
est capable d’entendre ce passage du sens, c’est peut-être sa spécificité. Sa
dignité insigne.
L’énigme de la
beauté qui a-t-on dit sauvera le monde
est là où dans un espace limité, l’idée d’immensité est transmise.
La beauté
n’est pas uniquement un ornement surnuméraire ou encore un agrément accessoire
qui procurerait du plaisir. Mais même dans ce cas d’un pur ornement, n’est-elle
pas, la beauté, la possibilité d’échapper, de s’évader, ne serait-ce qu’à
l’instant de l’expérience, de cet enfermement et de sa limite imposée ?
Aucune œuvre ne produit en elle-même libération de l’enfermement ou de la
finitude, mais c’est par son interaction avec un autre qu’elle devient passage
à l’infini, passage vers un autre possible que seul son écoute permet.
Ni l’art, ni
la beauté, ni même la philosophie n’ont pu empêcher la barbarie, nous dit
George Steiner. Voilà bien la question essentielle que nous pose l’esthétique.
Le pur plaisir esthétique momentané produit à l’instant de l’échange par le
passage à l’infini, n’est dans ce cas qu’un oubli de l’horreur. Il est
divertissement au sens premier : une action de détournement, d’écartement
et donc d’oubli du quotidien fini et limité. Et parfois horrible. Ce pur
plaisir est divertissement dans la mesure où il permet l’oubli, il est une
échappée momentanée de l’horreur comme de l’aliénation simple et banale, de
l’enfermement. Dans ce cas, la beauté ne
peut pas sauver le monde, au contraire elle peut permettre sa poursuite
dans ce qu’il a de plus horrible. Elle permet un maintien dans la finitude. Un
maintien dans la caverne, dirait Platon.
Mais l’œuvre
d’art est passage de quoi, quel est cet infini qu’elle ouvre à l’instant de sa
rencontre ?
L’œuvre d’art
est passage du sens. Elle est passage du sens qu’elle porte par sa propre
puissance au-delà de sa limite. Ainsi l’artiste est le messager du sens. La
vérité de l’œuvre est le sens que l’œuvre elle-même est en capacité de produire
au-delà de sa limite, comme au-delà de l’époque de sa publication et du lieu de
sa création. Sa beauté alors peut être définie dans cette capacité immanente
qu’elle a en propre de produire ce passage au-delà d’elle-même ; de produire
vérité (ou sens) qu’elle porte. Il y a un lien clair et établi maintenant entre
vérité, beauté, et œuvre d’art.
Ainsi l’œuvre
d’art ne se rapporte pas au beau mais à la vérité. Et si le lien entre vérité (sens)
et œuvre est réalisé dans et grâce à l’œuvre elle-même, si l’œuvre est capable
de produire le passage du sens au-delà de sa propre limite, alors l’œuvre est
belle et est qualifiée comme telle.
La vérité de l’œuvre d’art peut alors
correspondre aux trois idées développées dans mes livres centrés justement
autour de cette question de la vérité :
1-Vérité (veritas) en tant
qu’adéquation ou conformité : l’homme qui voit une œuvre présentée
ressemblant à son modèle d’origine la trouvera belle parce que propre à en transmettre le sens. Dans ce cas
l’œuvre est considérée comme belle.
2-Vérité (a-lètheia) en tant
que dévoilement : l’œuvre singulière découvre pour le monde un sens caché
(le plus souvent considéré comme durable et stable) qui nous est révélé et
transmis par l’œuvre elle-même et cela de manière durable. Dans ce cas,
l’oeuvre est qualifiée de belle.
3-Vérité (
emet, truth ) de la
présence de l’oeuvre elle-même en tant qu’elle se donne au-delà de sa limite
propre : l’œuvre d’art de par sa présence nouvelle dans le monde, présence
faite de bois, de pierres, toutes sortes de matériaux, de sons, de mouvements,
est vérité tout simplement. Elle est belle si elle est capable de ce don. Elle
est d’autant plus belle qu’elle est faite pour durer et être universellement
partagée à chaque instant de sa rencontre. C’est dans cette voie de la vérité
que j’ai conduit mes textes philosophiques. Dans cette idée de la vérité (sens
porté par chaque chose et puissance de le transporter et de l’émettre au-delà
de la limite lors de l’interaction), il n’y a aucun désaccord
entre beauté (réalisation
du passage à l’infini) et vérité de l’œuvre d’art, qui est celle du don délivré
par chaque chose à chaque instant de ses interactions.
Ainsi l’être d’une œuvre d’art est sa
capacité de produire du sens. On retrouve encore les deux notions (sens et
puissance) qui ensemble se nomment être.
Et le sentiment du beau se situe exactement à l’instant du passage du sens
au-delà de la limite de l’œuvre elle-même, lorsqu’on en fait l’expérience.
L’homme est
celui qui participe de ce passage et qui l’entend. La laideur pourrait alors se
définir par son contraire : une fermeture, un enfermement du fini dans la
finitude que le divertissement nous fait accepter en tant que même finitude. L’enfermement
du fini dans la finitude, c’est exactement ce qui nous est proposé dans l’idée
actuelle de mondialisation comme seule possibilité pour le monde soumis et
limité aux impératifs économiques marchands, au capitalisme planétaire qui ne
laisse aucune autre place, notamment pas à la beauté tant qu’elle n’est pas
rendue en marchandises, en ustensiles, en produits finis, en divertissements. Ce monde de la mondialisation actuelle
qui nous est présenté sans alternative possible, nous enferme dans sa nuit.
L’inverse de l’ouverture.
L’art qui
serait une libération de ce monde clos actuel comme de toutes formes
d’enfermement, nous offre cette ouverture. Et c’est bien ainsi qu’il faut
comprendre la phrase et toute son ambiguïté : La beauté sauvera le monde.
Telle est
l’action de la Beauté, la Beauté insaisissable mise sur ses genoux par le
poème, la Beauté ouvrant les cœurs. Passage où coulent tous les vins. Voilà son
action qui n’est pas le propre de l’œuvre d’art, du poème, mais concerne toute
chose à son instant : ouvrir vers l’infini en créant un lieu, sans aucune
interrogation ni interprétation possible, sauf après coup lorsqu’on tente de le
fixer à nouveau.
FIN
Texte auquel vous avez échappé lors de la
soirée philosophie (pour ceux qui veulent en savoir plus)
La beauté est
ce qui ravit à l’instant du passage à l’infini. Par exemple la musique et la
danse :
·
La musique va
immédiatement au-delà de la note et se poursuit à chaque instant pour nous
emporter vers l’infini de son monde intérieur ouvert. Cet infini immédiat du monde de la musique est
au-delà du rythme, du son, de la durée ou du temps qui mesure la composition
musicale.
·
La danse
(populaire ou de ballet), second exemple, dont la spécificité se situe dans la
présentation immédiate du mouvement des corps qui créent l’espace et son unité,
va justement au-delà des corps finis pour nous transporter, dans l’oubli de
leur poids, de leur pesanteur et de leur limite, vers l’infini. A l’instant
plus rien n’existe, plus de scène, plus de salle, plus rien que la présence de
l’œuvre. Ce sentiment est identique pour toute œuvre. D’une même façon, le fini
du cadre scénique qui peut être un plateau nu, le là où évoluent les danseurs, est oublié car il n’existe pas à
l’instant de la représentation s’il s’agit d’un ballet classique, il n’est pas
un cadre déjà là dans lequel évolue l’artiste. Mais il se crée à chaque instant
du mouvement des corps. Et nous sommes emportés au-delà de la scène grâce à
l’espace créé par le mouvement, vers l’infini. Cet infini immédiat et immanent nous est ouvert au-delà l’espace scénique,
au-delà de la salle qui nous enferme pourtant dès qu’on y pense après coup.
Pour arriver à cette ouverture vers l’infini du
sens re-présenté – présenté, sont nécessaires virtuosité, technique, talent et
travail incessant. La musique avec laquelle danse le danseur ne lui est pas
essentielle. La danse, sa légèreté, est faite de puissance retenue, de virtuel,
de précisions, de pointes, de suggestions. De mouvements infixables ouvrant
l’espace infini.
La peinture : de touches, d’aplats, de
lignes, de douceurs comme de tensions, de formes et de directions.
La poésie : de mystère mis en mots et de leur
agencement.
Le son (les notes) et le rythme (les silences),
les corps en mouvement, les mots entrent alors en relation immédiate avec l’âme
ou avec la conscience, sans l’intermédiaire de la pensée qui est toujours une
mise en rapport ultérieure. Le passage du sens s’effectue presque
miraculeusement, sans effort de la pensée. Il est accueilli sans concept.
Et justement
la beauté de toutes choses se reçoit exactement là, à l’instant immédiat du
passage vers l’infini. A l’opposé se trouve le laid, l’enfermement dans le
fini : la musique militaire binaire, le défilé au pas des soldats qui
retombe invariablement dans le deux,
les images vulgaires de certains téléfilms, la mécanique répétée d’une poésie,
tout ce qui nous enferme et nous tient prisonnier dans la finitude.
L’instant est
le passage créant espace et temps ouvrant vers l’infini, et pour l’homme il est
celui d’une expérience esthétique dont il a une conscience immédiate. Cette
expérience esthétique humaine est le signe de la liberté et de son échappée,
elle est aussi le signe de son écoute absolue, elle a lieu sans a priori, elle est libre de tout jugement
et concept, de toute utilité et convention, de toute pensée. Elle est
immédiate. Cette liberté peut également se dire en termes d’abandon, de
dépouillement ou d’appauvrissement ; tout ce qui va permettre l’écoute et
le regard libres de tout concept.
Mais ni le
concret limité du tableau du peintre, ni une suite de notes venues au monde, ni
leurs rythmes, ni une phrase poétique limitée par ses mots, ni le mouvement
d’un danseur n’arriveront à combler l’instant du passage du fini vers l’infini.
C’est pourtant le miracle propre de l’instant d’ouvrir ce passage. Instant que
justement Cézanne s’est évertué à nous rendre dans son œuvre peinte. L’instant
qui est ouverture, transporte celui qui l’écoute au-delà de son présent, et
l’emporte vers d’autres possibles, à l’infini.
Matisse semble
avoir réussi : il ouvre son tableau qui déborde dans toutes les dimensions
au-delà de son cadre, et nous emporte. Mallarmé également semble y réussir
lorsque sa poésie mystérieuse enroule de ses mots ce qui ne pouvant être saisi
et qui s’échappe toujours.
Voilà bien
l’énigme de la beauté, de la poésie en train de s’écrire, se dire ou se
lire : présenter l’insaisissable instant ouvrant vers l’infini qui a lieu
au-delà de son lieu qu’il créé. Qui a pris lieu en le créant à l’instant dans
le poème, dans l’œuvre peinte, dans la phrase musicale, dans le mouvement du
corps. L’œuvre, ou toute autre chose considérée ainsi, n’est sujette à aucune
interrogation, à aucune interprétation. Seule sa présence, mise en œuvre par
l’espace et le temps qu’elle crée, tout en s’évanouissant et disparaissant à
l’instant, compte – contée par le nom qui est dit et prétend la fixer, par
le poème.
Cette
ouverture de toutes choses est universelle, car quelles que soit leur nature ou
leur modalité d’existence et quel que soit le lieu créé par leur mise en œuvre,
elles sont passage au-delà de leurs propres limites. Telle est la puissance de
l’œuvre d’art, au-delà de tout jugement : puissance de favoriser le
passage vers l’infini. Voilà aussi la terrible difficulté du cinéma, difficulté
intrinsèque due à sa technique même. Difficilement capable de nous emporter
au-delà de ce qu’il montre, et donc condamné à rester presque toujours dans le
cadre étroit et vulgaire de l’image qui prétend au vrai ; le cinéma,
contrairement au théâtre, reste enfermé dans le trop plein du cadrage scénique
où se dévoile le montage qui lie les images d’une scène à l’autre. Les seules
exceptions sont le signe d’une échappée au-delà du cadrage, de l’image, de sa réalité-vraie comme de l’artifice d’un
montage prétendant reproduire un fil.
Dans le cinéma
ce qui compte, ce qui est important, c’est justement ce qu’on ne voit pas sur
l’écran. Dans une photographie c’est
identique. La question posée par ces deux moyens, est celle de l’exactitude ou
de la prétention au vrai, exactitude qui n’est pas vérité, qui même parfois
nous en éloigne. Le roman a plus de facilité à opérer le passage, dans la
mesure où il n’y a pas la pollution de l’image. Le cinéma, lui, reste le plus
souvent embourbé dans la finitude. (….)
Etc.
Pour ceux qui veulent encore poursuivre,
ils peuvent se procurer le dernier livre de philosophie publié cet été
2016 : Métaphysique de l’instant,
au éditions Kairos, notamment le paragraphe 102, p. 130. qui s'intitule l'instant esthétique.
François Baudin, le 2 octobre 2016.
Ce désaccord ou désunion entre vérité et beauté de
l’œuvre d’art que Nietzsche a pointé, ne peut être fondé que sur une conception
platonicienne et dualiste de la vérité que Nietzsche en définitive adopte tout
en la renversant. Cela est clairement exprimé par Nietzsche qui écrit : L’art en tant que transfiguration est d’une
vertu plus intensifiante pour la vie que la vérité en tant que fixation d’une
apparence. (Cité par Heidegger, Nietzsche,
op. cit. p. 195.)