dimanche 2 octobre 2016

Qu'est-ce que l'expérience esthétique ?




Voilà la question qui nous réunit ce soir. Bien sûr nous n’arriverons pas à répondre à cette question. Ce sera plutôt une approche.
Deux mots essentiels sont contenus dans cette question : expérience et esthétique.

Tout d’abord qu’est-ce qu’une expérience ? Le dictionnaire répond qu’une expérience c’est le fait d’éprouver quelque chose considéré comme un enrichissement de la connaissance. Chaque expérience apporte quelque chose de neuf que nous tentons de garder en mémoire et qui vient compléter ce que nous savions auparavant. Mais on voit bien que par cette réponse on n’a pas abordé véritablement la question de l’expérience, mais on a abordé une des conséquences de l’expérience qui serait un élargissement de notre savoir, de nos aptitudes. On a expliqué un mot par une de ses conséquences.
Comme souvent pour comprendre un mot, il faut aller vers son étymologie : expérience vient de péril. Dans ce mot péril il y a aussi l’idée de passage, de porte, de port, d’au-delà quelque chose. D’ailleurs le mot latin periculum qui vient lui-même du Grec peira, peut être traduit par expérience. Péril ! Periculum peut aussi se traduire par épreuve. Grâce à ces différents mots péril, épreuve, porte, passage… on approche un peu plus de ce qu’est une expérience.
Un péril, on voit bien ce que c’est, c’est un instant que l’on vit et où on court un grand danger. Et pour ce qui concerne l’expérience, ce grand danger, ce péril donc, est porteur d’enseignement, de connaissance. En cela il devient une expérience telle que nous l’entendons.

L’expérience est donc simplement un instant que l’on vit. Qu’est-ce qu’un instant ? Quelque chose qui ne dure pas, qui tombe dès sa venue, qui disparaît aussi vite, mais qui laisse des traces, qui transforme. L’instant c’est une relation, une interaction, un échange, une rencontre entre deux ou plusieurs choses différentes. Un échange de quoi ? Essentiellement un échange d’informations, de sens, d’idées. En plus d’être un échange de matière et de puissance. Et cet échange produit un changement. En cela il devient passage.
Voilà très rapidement dit pour ce qui concerne l’expérience.

Maintenant pour ce qui concerne le mot esthétique, je vais me reporter au dictionnaire des concepts philosophiques : le mot vient du grec aisthêtikos, qui signifie : avoir la faculté de percevoir ou/et de comprendre. Aisthêsis peut être traduit pas sensation.
Mais percevoir quoi ? Avoir la sensation de quoi ?
Percevoir le sens que l’instant de l’expérience a délivré, a fait passer. Percevoir et aussi comprendre (prendre en soi, avec soi). Et donc dans un second temps de cette expérience : capacité de juger, d’évaluer le sens qu’il a porté.

Cette approche du mot esthétique nous montre qu’il ne s’agit pas de la science du beau. Il ne s’agit pas d’une théorie de la beauté, mais d’une capacité humaine de recevoir et/ou de comprendre le sens transmis lors d’une expérience, d’une relation ou d’un échange avec un autre. Il s’agit essentiellement d’une expérience.

Donc dans cette introduction j’insiste sur l’instant de la relation avec quelque chose dont nous sommes partie prenante puisqu’il s’agit d’une relation, et sur la capacité humaine d’entendre le sens délivré par cet instant.

L’instant esthétique
Je vais donc vous parler de l’instant esthétique. Et à partir de cet exposé, je pourrai dire ce qu’est pour moi l’expérience esthétique et même proposer une définition du beau.
Je commence par la peinture, plus précisément par le travail des peintres Cézanne et Matisse.
Que fait Cézanne lorsqu’il est sur le motif ? Il tente de tenir l’instant (l’expression est de lui), comme il l’explique en joignant les mains.

Voilà ce qu’il faut atteindre dit-il dans une conversation reconstituée par Joachim Gasquet[1] :

Saisir l’instant et le faire durer, nuancer ensemble la même minute qui passe, s’emparer de la changeante, de la chatoyante matière, faire chanter le bloc de marbre : Il ne faut pas qu’il y ait une seule maille trop lâche, un trou par où l’émotion, la lumière, la vérité s’échappe. Je mène, comprenez un peu, toute ma toile, à la fois, d’ensemble. Je rapproche dans le même élan, tout ce qui s’éparpille…Tout ce que nous voyons, n’est-ce pas, se disperse, s’en va. La nature est toujours la même, mais rien ne demeure d’elle, de ce qui nous apparaît. Notre art doit, lui, donner le frisson de sa durée avec les éléments, l’apparence de tous ces changements. Il doit nous la faire goûter éternelle. Qu’est-ce qu’il y a sous elle ? Rien peut-être. Peut-être tout. Tout comprenez-vous ? Alors je joins ces mains errantes…Je prends, à droite, à gauche, ici, là, partout, ses tons, ses couleurs, ses nuances, je les fixe, je les rapproche…ils font des lignes. Ils deviennent des objets, des rochers, des arbres, sans que j’y songe. Ils prennent un volume. Ils ont une valeur. Si ces volumes, si ces valeurs correspondent sur ma toile, dans ma sensibilité, aux plans, aux taches que j’ai là sous mes yeux, eh bien ! ma toile joint les mains. Elle ne vacille pas. Elle ne passe ni trop haut, ni trop bas. Elle est vraie, elle est dense, elle est pleine. Mais si j’ai la moindre distraction, la moindre défaillance, surtout si j’interprète trop un jour, si une théorie aujourd’hui m’emporte qui contrarie celle de la veille, si je pense en peignant, si j’interviens, patatras ! tout fout le camp.

Ne pas penser en peignant, tout est là pour Cézanne comme pour Matisse. Se laisser guider par ce qu’ils appellent « l’instinct », qui arrive à vaincre la raison.
Le problème essentiel en peinture est esthétique au sens que j’ai indiqué dans l’introduction : il est celui de la relation entre l’homme et les choses et même des choses entre elles que l’instant réalise en libérant au-delà de la limite des choses elles-mêmes, le sens qu’elles portent. C’est la raison pour laquelle Cézanne se trouve démuni devant l’impossible tâche de saisir cet instant, d’en faire le compte complet, d’en venir à bout comme l’avait décrit Balzac dans sa nouvelle Le Chef-d’œuvre inconnu. Mais n’est-ce pas le propre de l’œuvre que de tenter de fixer pour toujours et en tout lieu ce qui disparaît quand il apparaît en un lieu singulier ? C’est un véritable combat, une révolte avait dit Matisse, que de nommer, fixer et présenter ce qui disparaît. Ce combat fut aussi celui de Mallarmé.

Il y a tout d’abord un premier combat quotidien de l’artiste, du peintre ou du poète avec son talent qui reste toujours à cultiver car le chemin qui va de l’instant à sa tentative de représentation passe par la maîtrise de la technique et par des inventions. Il est bien évident que l’importance d’un artiste se mesure à la quantité d’inventions qu’il introduit dans son langage.
Il s’agit encore d’un combat mené contre l’instant, contre le mouvement et les formes qu’il produit, afin de les fixer, en quelque sorte les faire durer. Ce qui est un paradoxe que seul l’artiste comprend jusque dans sa chair.
Mais il s’agit surtout d’un autre combat bien différent, on pourrait dire philosophique, que l’artiste comme de tout un chacun mène contre lui-même afin de réussir à être en relation avec cet instant et ce qu’il produit, immédiatement (sans penser) et sans concept a priori, pour au final « faire un avec son modèle », être un avec l’instant, par l’expérience qu’il en a, et ensuite « faire un avec son tableau » (expressions de Matisse et aussi de Cézanne) ou un avec son œuvre en train de se faire ; et donner ainsi la possibilité à celui qui par la suite voit l’oeuvre produite de vivre la même expérience d’unité.
Le combat du peintre contre lui-même, comme de tout poète afin qu’il devienne un « voyant » (Rimbaud), un « écoutant », un homme libre, exige tous les sacrifices.
Il exige dépouillement et appauvrissement. Cézanne n’a-t-il pas écrit à Emile Bernard : « Donner l’image de ce que nous voyons en oubliant tout ce qui a paru (apparut) avant nous. » Ce combat est chemin de liberté. Une libération de tout système, de toutes doctrines, de toutes conventions passées, dont le créateur ne doit plus être prisonnier. Cette remarque est valable pour tout artiste, tout poète ; pour tout homme.
Le dernier combat, celui que Balzac nous présente dans Le Chef-d’œuvre inconnu, est celui de la création, quand l’artiste tente de contraindre l’instant à se montrer à travers l’œuvre. Le créateur se bat avec sa création qui résiste. Il veut la soumettre, la conquérir. Il se fraye un passage « à la hache, à la bêche, au marteau, à la scie[2] », comme l’écrit Kandinsky. Mais il reste souvent impuissant et maladroit. Mal vu, mal dit, formulerait Samuel Beckett. Car dès qu’on pense, on ne voit plus.
Et tous ces combats, contre soi-même et contre l’œuvre en train de se faire, viennent se contrarier. Le premier, que l’artiste mène contre lui-même, aboutit au dépouillement, à l’appauvrissement, à l’écoute ; et le second, que l’artiste mène avec son motif, sa matière et son talent, demande technique, accumulation de connaissances, assemblage, reconstruction, condensation, composition, réflexion. Un peu comme si la connaissance venait contrarier la co-naissance qui l’avait précédée. Et on peut penser que ce double combat a épuisé Cézanne. Ce fut sa croix.

Le travail de Matisse se fonde sur une démarche identique : écoute, dépouillement, naïveté, humilité, et donc se réalise avec le même type de questionnement que Cézanne. Comment saisir l’instant dont la métaphore de l’éclair évoque parfaitement le côté insaisissable ? Et surtout comment le faire durer dans la composition produite sur la toile ? Matisse traite différemment cette question, car le peintre par ses multiples créations réussit sans conteste à opérer un élargissement de l’instant au-delà des choses. N’a-t-il pas déclaré et écrit à propos de ses créations qu’il voulait inscrire dans des petits tableaux de cinquante centimètres ou de un mètre, dans tout espace réduit, un espace spirituel, et infini; c’est-à-dire un espace aux dimensions que l’existence même des objets ne limite pas, ni dans la durée ni dans l’espace. La peinture de Matisse va toujours au-delà de ce qu’elle montre. Elle élargit le cadre donné. Elle le libère de ses limites et ses limites disparaissent. Par exemple, la présence de fenêtres dans ses tableaux d’intérieur permet le passage vers l’extérieur et inversement. Ou encore comme dans La Danse les corps dansant donnent le sentiment d’entrer et de sortir de la toile ou des panneaux muraux. La peinture de Matisse, par sa composition, ses couleurs, ses lignes, son énergie et ses tensions, par la direction dynamique donnée aux formes, va au-delà de ce qu’elle présente ; elle va vers l’infini en infinies directions, en toutes directions. Voilà l’action de l’œuvre sur celui qui la voit et l’admire.
Mais il en est de même pour Cézanne. Que veut dire exactement Cézanne lorsqu’il reproche par exemple à Courbet de manquer d’élévation (Erhebung écrit Osthaus qui vint lui rendre visite à Aix en avril 1906) ? Elévation par rapport à quoi ? Elévation au dessus de quoi ? De l’apparaître réel et fini des choses. Elévation, envol vers l’infini que chaque chose à son instant libère. Ce qui rend l’homme vivant. Ainsi sa peinture va au-delà de ce qu’elle présente, c’est-à-dire vers l’infini. Elle témoigne de l’infini par la finitude du tableau.
Par l’instant qu’ils peignent, Matisse et Cézanne, pour ne prendre que ces deux peintres majeurs, libèrent chaque chose présentée et finie en nous emportant vers un monde infini au-delà du cadre étroit du tableau. L’œuvre témoigne de l’infini par sa propre finitude.
Tel est le miracle possible de toute œuvre d’art : montrer et faire vivre au spectateur l’infini du monde rendu présent par l’œuvre. Monde que Matisse par exemple veut à cet instant : éternel, doux, harmonieux, mystérieux et calme et même reposant. Monde que l’homme est en capacité d’entendre et de contempler. Un monde détendu, apaisant et libre. Citons un vers de René Char : « Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel ». Cet éclair dont nous parle le poète, je le nomme instant. Instant impossible à habiter si le verbe habiter signifie durer, avoir demeure, avoir des habitudes.

Et justement c’est l’instant où il faudrait prendre demeure qui ouvre vers cet infini, qui est cet infini même. Un sentiment de beau nous envahit alors. Ce sentiment est presque toujours au rendez-vous de la rencontre lorsqu’elle nous ouvre vers l’infini. Ainsi un paysage naturellement ouvert, une vue dominante, une perspective. Ainsi la lumière d’un visage ou le mouvement d’un animal saisi dans sa course. La montée d’un arbre et de son feuillage vers le ciel qui donne la sensation d’élévation.
En fait tous ces sentiments donnés par la beauté des choses à l’instant de leur rencontre, sont de même nature que le sentiment amoureux : ouverture, élévation, élargissement, libération. L’amour est au delà, il n’est retenu par rien. Celui qui aime vole, court et se réjouit, il est libre et rien ne le retient.
Pour ce qui concerne un tableau, comme pour toute oeuvre d’art (une musique ou le mouvement d’un corps qui danse par exemple), comme pour toute rencontre vécue à son instant : le sentiment du beau est produit concrètement et de manière finie par la grâce d’une œuvre donnée et par l’instant qu’elle créé. Ce sentiment est celui de l’infini ouvert présenté dans une œuvre et qui en constitue la beauté même ; cette beauté traverse la toile, elle traverse l’espace créé par l’œuvre elle-même tel l’éclair du poème de René Char ; l’éclair qu’un coup de foudre traverse lors d’une rencontre. Rencontre amoureuse, rencontre esthétique[3]. Cet éclair va au-delà du cadre fini du tableau ou au-delà du poème, au-delà de la rencontre.
La beauté de l’œuvre finie, une et unique, qui excède le fini, qui excède l’unité de l’oeuvre par l’infini qu’elle ouvre au delà, témoigne de l’infini présent concrètement dans l’œuvre. L’unité finie est essentielle à l’œuvre d’art, essentielle à toute rencontre, seule cette unité est en capacité de nous emmener au-delà vers l’infini.
Voilà la beauté. La beauté n’est pas propriété de l’étant en tant qu’étant, propriété de la chose comme telle que l’homme analyserait et même imposerait comme canon. Et c’est bien pour cette raison que, contrairement à ce qui est habituellement pensé, l’esthétique n’est ni normative, ni descriptive. Aucune académie ne dictera les règles du beau. Le beau ne concerne pas la chose comme telle, l’objet en lui-même. Il n’y a pas de théorie du beau qui obéit à des lois, des règles de fabrication, à des normes, des proportions, une convention, à un académisme ; car si d’aventure on prétend définir la beauté propre de l’objet ou de la chose comme telle, ne va-t-on pas imposer des règles ? Chaque artiste un jour s’y est opposé dans ses créations.
Ce n’est pas l’objet en lui-même qui est beau ; l’objet en tant que ce qui est harmonieux, ferme, solide, un, puissant ; l’objet en tant que ce qui tient par lui-même ; mais c’est, à l’instant de la rencontre avec cet objet, la possibilité du passage à l’infini qu’il procure. La possibilité de nous emmener au-delà de lui-même et de ses limites. Et au-delà du sujet qui en fait l’expérience au même instant. Sujet et objet à l’instant ne sont plus. L’homme (sujet) est en capacité d’entendre, d’être emporté vers l’infini à l’instant de l’expérience de quelque chose. L’esthétique n’est pas science mais expérience. Expérience de l’infini à travers et grâce aux choses finies.

Le beau peut alors être dit comme libre passage du fini vers l’infini.[4] Et c’est probablement ce passage qui procure tant de plaisir, de jouissance. Ivresse dionysiaque avait écrit Nietzsche. Simplement le fait d’être par-delà soi-même. Une joie de vivre.
Pourquoi ? Parce que le beau comme instant du passage à l’infini est signe de puissance et de liberté ; il est signe d’infinies possibilités, comme il est signe de la possibilité de l’infini. Mais de quelle nature est cette puissance ? Elle est ouverture infinie aux choses données : elle est disponibilité de soi-même. Mise à disposition, libération de soi au-delà de soi-même, de ses propres limites. Elle est donc en même temps une totale impuissance de soi. On se livre. On se libère. On est ravi par delà soi-même. Voilà la puissance ravissante de la beauté comme libre passage du fini vers l’infini.
Et c’est bien cette puissance/impuissance de l’homme capable d’être un avec à l’instant de l’expérience du un fini, qui permet l’écoute du sens ; et qui permet aussi d’aller au-delà de soi, de ses propres limitations. Delacroix ne disait-il pas à la fin de sa vie : J’ai atteint l’âge heureux de l’impuissance.

Le beau est libération vers l’infini du un fini au delà de ses propres limites donc au delà de sa finitude. Cette définition va bien au-delà de celle de Kant qui voyait dans le beau un pur plaisir contemplatif (Wohlgefallen) hors de tout intérêt propre, c’est à dire hors du jugement déterminant, mais en laissant la chose se livrer elle-même. Cette esthétique kantienne fondée sur le jugement réfléchissant sans concept opposé au jugement déterminant, pose d’ailleurs de grandes difficultés philosophiques pour le criticisme kantien.
La définition du beau proposée comme libération au-delà de sa propre limite du un fini vers l’infini, concernerait l’ensemble des choses naturelles qui se déploient à partir de leur propre fonds, quand, à l’instant de leur expérience, elles occasionnent ce passage. Et dans tous les cas elles l’occasionnent. Il suffit d’être à l’écoute. L’homme est capable d’entendre ce passage du sens, c’est peut-être sa spécificité. Sa dignité insigne.

L’énigme de la beauté qui a-t-on dit sauvera le monde est là où dans un espace limité, l’idée d’immensité est transmise.
La beauté n’est pas uniquement un ornement surnuméraire ou encore un agrément accessoire qui procurerait du plaisir. Mais même dans ce cas d’un pur ornement, n’est-elle pas, la beauté, la possibilité d’échapper, de s’évader, ne serait-ce qu’à l’instant de l’expérience, de cet enfermement et de sa limite imposée ? Aucune œuvre ne produit en elle-même libération de l’enfermement ou de la finitude, mais c’est par son interaction avec un autre qu’elle devient passage à l’infini, passage vers un autre possible que seul son écoute permet.

Ni l’art, ni la beauté, ni même la philosophie n’ont pu empêcher la barbarie, nous dit George Steiner. Voilà bien la question essentielle que nous pose l’esthétique. Le pur plaisir esthétique momentané produit à l’instant de l’échange par le passage à l’infini, n’est dans ce cas qu’un oubli de l’horreur. Il est divertissement au sens premier : une action de détournement, d’écartement et donc d’oubli du quotidien fini et limité. Et parfois horrible. Ce pur plaisir est divertissement dans la mesure où il permet l’oubli, il est une échappée momentanée de l’horreur comme de l’aliénation simple et banale, de l’enfermement. Dans ce cas, la beauté ne peut pas sauver le monde, au contraire elle peut permettre sa poursuite dans ce qu’il a de plus horrible. Elle permet un maintien dans la finitude. Un maintien dans la caverne, dirait Platon.

Mais l’œuvre d’art est passage de quoi, quel est cet infini qu’elle ouvre à l’instant de sa rencontre ?
L’œuvre d’art est passage du sens. Elle est passage du sens qu’elle porte par sa propre puissance au-delà de sa limite. Ainsi l’artiste est le messager du sens. La vérité de l’œuvre est le sens que l’œuvre elle-même est en capacité de produire au-delà de sa limite, comme au-delà de l’époque de sa publication et du lieu de sa création. Sa beauté alors peut être définie dans cette capacité immanente qu’elle a en propre de produire ce passage au-delà d’elle-même ; de produire vérité (ou sens) qu’elle porte. Il y a un lien clair et établi maintenant entre vérité, beauté, et œuvre d’art.
Ainsi l’œuvre d’art ne se rapporte pas au beau mais à la vérité. Et si le lien entre vérité (sens) et œuvre est réalisé dans et grâce à l’œuvre elle-même, si l’œuvre est capable de produire le passage du sens au-delà de sa propre limite, alors l’œuvre est belle et est qualifiée comme telle.

La vérité de l’œuvre d’art peut alors correspondre aux trois idées développées dans mes livres centrés justement autour de cette question de la vérité :
1-Vérité (veritas) en tant qu’adéquation ou conformité : l’homme qui voit une œuvre présentée ressemblant à son modèle d’origine la trouvera belle parce que propre à en transmettre le sens. Dans ce cas l’œuvre est considérée comme belle.
2-Vérité (a-lètheia) en tant que dévoilement : l’œuvre singulière découvre pour le monde un sens caché (le plus souvent considéré comme durable et stable) qui nous est révélé et transmis par l’œuvre elle-même et cela de manière durable. Dans ce cas, l’oeuvre est qualifiée de belle.
3-Vérité (emet, truth ) de la présence de l’oeuvre elle-même en tant qu’elle se donne au-delà de sa limite propre : l’œuvre d’art de par sa présence nouvelle dans le monde, présence faite de bois, de pierres, toutes sortes de matériaux, de sons, de mouvements, est vérité tout simplement. Elle est belle si elle est capable de ce don. Elle est d’autant plus belle qu’elle est faite pour durer et être universellement partagée à chaque instant de sa rencontre. C’est dans cette voie de la vérité que j’ai conduit mes textes philosophiques. Dans cette idée de la vérité (sens porté par chaque chose et puissance de le transporter et de l’émettre au-delà de la limite lors de l’interaction), il n’y a aucun désaccord[5] entre beauté (réalisation du passage à l’infini) et vérité de l’œuvre d’art, qui est celle du don délivré par chaque chose à chaque instant de ses interactions.

Ainsi l’être d’une œuvre d’art est sa capacité de produire du sens. On retrouve encore les deux notions (sens et puissance) qui ensemble se nomment être. Et le sentiment du beau se situe exactement à l’instant du passage du sens au-delà de la limite de l’œuvre elle-même, lorsqu’on en fait l’expérience.

L’homme est celui qui participe de ce passage et qui l’entend. La laideur pourrait alors se définir par son contraire : une fermeture, un enfermement du fini dans la finitude que le divertissement nous fait accepter en tant que même finitude. L’enfermement du fini dans la finitude, c’est exactement ce qui nous est proposé dans l’idée actuelle de mondialisation comme seule possibilité pour le monde soumis et limité aux impératifs économiques marchands, au capitalisme planétaire qui ne laisse aucune autre place, notamment pas à la beauté tant qu’elle n’est pas rendue en marchandises, en ustensiles, en produits finis, en divertissements. Ce monde de la mondialisation actuelle qui nous est présenté sans alternative possible, nous enferme dans sa nuit. L’inverse de l’ouverture.

L’art qui serait une libération de ce monde clos actuel comme de toutes formes d’enfermement, nous offre cette ouverture. Et c’est bien ainsi qu’il faut comprendre la phrase et toute son ambiguïté : La beauté sauvera le monde.

Telle est l’action de la Beauté, la Beauté insaisissable mise sur ses genoux par le poème, la Beauté ouvrant les cœurs. Passage où coulent tous les vins. Voilà son action qui n’est pas le propre de l’œuvre d’art, du poème, mais concerne toute chose à son instant : ouvrir vers l’infini en créant un lieu, sans aucune interrogation ni interprétation possible, sauf après coup lorsqu’on tente de le fixer à nouveau.

FIN


Texte auquel vous avez échappé lors de la soirée philosophie (pour ceux qui veulent en savoir plus)
La beauté est ce qui ravit à l’instant du passage à l’infini. Par exemple la musique et la danse :
·           La musique va immédiatement au-delà de la note et se poursuit à chaque instant pour nous emporter vers l’infini de son monde intérieur ouvert. Cet infini immédiat du monde de la musique est au-delà du rythme, du son, de la durée ou du temps qui mesure la composition musicale.
·           La danse (populaire ou de ballet), second exemple, dont la spécificité se situe dans la présentation immédiate du mouvement des corps qui créent l’espace et son unité, va justement au-delà des corps finis pour nous transporter, dans l’oubli de leur poids, de leur pesanteur et de leur limite, vers l’infini. A l’instant plus rien n’existe, plus de scène, plus de salle, plus rien que la présence de l’œuvre. Ce sentiment est identique pour toute œuvre. D’une même façon, le fini du cadre scénique qui peut être un plateau nu, le où évoluent les danseurs, est oublié car il n’existe pas à l’instant de la représentation s’il s’agit d’un ballet classique, il n’est pas un cadre déjà là dans lequel évolue l’artiste. Mais il se crée à chaque instant du mouvement des corps. Et nous sommes emportés au-delà de la scène grâce à l’espace créé par le mouvement, vers l’infini. Cet infini immédiat et immanent nous est ouvert au-delà l’espace scénique, au-delà de la salle qui nous enferme pourtant dès qu’on y pense après coup.

Pour arriver à cette ouverture vers l’infini du sens re-présenté – présenté, sont nécessaires virtuosité, technique, talent et travail incessant. La musique avec laquelle danse le danseur ne lui est pas essentielle. La danse, sa légèreté, est faite de puissance retenue, de virtuel, de précisions, de pointes, de suggestions. De mouvements infixables ouvrant l’espace infini.
La peinture : de touches, d’aplats, de lignes, de douceurs comme de tensions, de formes et de directions.
La poésie : de mystère mis en mots et de leur agencement.
Le son (les notes) et le rythme (les silences), les corps en mouvement, les mots entrent alors en relation immédiate avec l’âme ou avec la conscience, sans l’intermédiaire de la pensée qui est toujours une mise en rapport ultérieure. Le passage du sens s’effectue presque miraculeusement, sans effort de la pensée. Il est accueilli sans concept.

Et justement la beauté de toutes choses se reçoit exactement là, à l’instant immédiat du passage vers l’infini. A l’opposé se trouve le laid, l’enfermement dans le fini : la musique militaire binaire, le défilé au pas des soldats qui retombe invariablement dans le deux, les images vulgaires de certains téléfilms, la mécanique répétée d’une poésie, tout ce qui nous enferme et nous tient prisonnier dans la finitude.
L’instant est le passage créant espace et temps ouvrant vers l’infini, et pour l’homme il est celui d’une expérience esthétique dont il a une conscience immédiate. Cette expérience esthétique humaine est le signe de la liberté et de son échappée, elle est aussi le signe de son écoute absolue, elle a lieu sans a priori, elle est libre de tout jugement et concept, de toute utilité et convention, de toute pensée. Elle est immédiate. Cette liberté peut également se dire en termes d’abandon, de dépouillement ou d’appauvrissement ; tout ce qui va permettre l’écoute et le regard libres de tout concept.
Mais ni le concret limité du tableau du peintre, ni une suite de notes venues au monde, ni leurs rythmes, ni une phrase poétique limitée par ses mots, ni le mouvement d’un danseur n’arriveront à combler l’instant du passage du fini vers l’infini. C’est pourtant le miracle propre de l’instant d’ouvrir ce passage. Instant que justement Cézanne s’est évertué à nous rendre dans son œuvre peinte. L’instant qui est ouverture, transporte celui qui l’écoute au-delà de son présent, et l’emporte vers d’autres possibles, à l’infini.
Matisse semble avoir réussi : il ouvre son tableau qui déborde dans toutes les dimensions au-delà de son cadre, et nous emporte. Mallarmé également semble y réussir lorsque sa poésie mystérieuse enroule de ses mots ce qui ne pouvant être saisi et qui s’échappe toujours.
Voilà bien l’énigme de la beauté, de la poésie en train de s’écrire, se dire ou se lire : présenter l’insaisissable instant ouvrant vers l’infini qui a lieu au-delà de son lieu qu’il créé. Qui a pris lieu en le créant à l’instant dans le poème, dans l’œuvre peinte, dans la phrase musicale, dans le mouvement du corps. L’œuvre, ou toute autre chose considérée ainsi, n’est sujette à aucune interrogation, à aucune interprétation. Seule sa présence, mise en œuvre par l’espace et le temps qu’elle crée, tout en s’évanouissant et disparaissant à l’instant, compte – contée par le nom qui est dit et prétend la fixer, par le poème.

Cette ouverture de toutes choses est universelle, car quelles que soit leur nature ou leur modalité d’existence et quel que soit le lieu créé par leur mise en œuvre, elles sont passage au-delà de leurs propres limites. Telle est la puissance de l’œuvre d’art, au-delà de tout jugement : puissance de favoriser le passage vers l’infini. Voilà aussi la terrible difficulté du cinéma, difficulté intrinsèque due à sa technique même. Difficilement capable de nous emporter au-delà de ce qu’il montre, et donc condamné à rester presque toujours dans le cadre étroit et vulgaire de l’image qui prétend au vrai ; le cinéma, contrairement au théâtre, reste enfermé dans le trop plein du cadrage scénique où se dévoile le montage qui lie les images d’une scène à l’autre. Les seules exceptions sont le signe d’une échappée au-delà du cadrage, de l’image, de sa réalité-vraie comme de l’artifice d’un montage prétendant reproduire un fil.
Dans le cinéma ce qui compte, ce qui est important, c’est justement ce qu’on ne voit pas sur l’écran.  Dans une photographie c’est identique. La question posée par ces deux moyens, est celle de l’exactitude ou de la prétention au vrai, exactitude qui n’est pas vérité, qui même parfois nous en éloigne. Le roman a plus de facilité à opérer le passage, dans la mesure où il n’y a pas la pollution de l’image. Le cinéma, lui, reste le plus souvent embourbé dans la finitude. (….)
Etc.

Pour ceux qui veulent encore poursuivre, ils peuvent se procurer le dernier livre de philosophie publié cet été 2016 : Métaphysique de l’instant, au éditions Kairos, notamment le paragraphe 102, p. 130. qui s'intitule l'instant esthétique

François Baudin, le 2 octobre 2016.




[1] Conversations avec Cézanne, Editions Macula, p. 186-187.
[2] Vassily Kandinsky, Regards sur le passé, autres textes. éd. Hermann, Paris, 1974, p. 115.
[3] Henri Matisse écrit en septembre 1940 dans une lettre adressée à son fils Pierre Matisse marchand d’art à New York : « Quelquefois je m’arrête sur un motif, un coin de mon atelier que je trouve expressif, même au dessus de moi, de mes forces et j’attends le coup de foudre qui ne peut manquer de venir. Ça me prend toute ma vitalité. » Op. cit. p. 183.
[4] A propos de cette notion de passage du fini vers l’infini, Schiller, dans sa dix-neuvième lettre sur l’éducation esthétique de l’homme évoque également cette même notion mais dans un tout autre sens puisqu’il s’agit alors d’une libération de la sensibilité par la pensée, mais sans quitter la sensation, et c’est là que se situe la particularité de Schiller par rapport à Kant : « …la beauté pour l’homme ménage le passage de la sensibilité à la pensée. » Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, dix-neuvième lettre, Aubier, Paris, 1992, p. 257.
[5] Ce désaccord ou désunion entre vérité et beauté de l’œuvre d’art que Nietzsche a pointé, ne peut être fondé que sur une conception platonicienne et dualiste de la vérité que Nietzsche en définitive adopte tout en la renversant. Cela est clairement exprimé par Nietzsche qui écrit : L’art en tant que transfiguration est d’une vertu plus intensifiante pour la vie que la vérité en tant que fixation d’une apparence. (Cité par Heidegger, Nietzsche, op. cit. p. 195.)

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