mardi 28 octobre 2014

Vérités et vérité






Propos introductifs à la soirée du 25 octobre 2015

Vérités avec un s, écrit au pluriel, n’a pas le même sens que vérité sans S. L’un (avec un S) sous entend qu’il n’y a pas de vérité puisqu’il y en a plusieurs.

Pourquoi ?

Pour beaucoup et même pour presque tout le monde la vérité ne peut s’entendre qu’au singulier. Il ne peut y avoir qu’une seule vérité et s’il y en a plusieurs, il n’y en a pas.

Même si ce singulier est un particulier qui n’arrive qu’une fois. Il ne peut y avoir qu’une seule vérité à cet instant.
Par rapport à quelque chose qui arrive, on pense la plupart du temps qu’il n’y a qu’une seule vérité. Si je dis par exemple : cette pomme est mûre, je pense que cette pomme actuellement est bien mûre, quelle que soit la perception que j’ai de la pomme.
Je dis la vérité sur la pomme si je dis qu’elle est mûre et j’aimerai que d’autres partagent ce jugement sur la pomme.

Pour d’autres il n’y a pas de vérité au singulier même à un instant donné bien particulier, mais il n’y a que des pluriels. Ainsi par rapport à cette pomme, certains diront qu’elle est mûre et d’autres diront qu’elle ne l’est pas encore tout à fait. C’est une affaire de goût.

Et lorsqu’on pense « vérités » au pluriel, on dit qu’elle est relative.
Qu’elle est relative au sujet. Qu’elle est relative au point de vue que l’on adopte, que l’on a. Le point de vue que le sujet a sur la chose à partir de laquelle il porte un jugement. Il faut dire que cette histoire du point de vue a traversé la philosophie surtout depuis Leibniz.

Le sujet qui dit la vérité c’est nous, c’est chacun d’entre nous. Si la vérité est relative au sujet, il n’y en a pas, ou plutôt il y en a une pour chaque individu.
La vérité serait donc relative au sujet et relative à la situation vécue par le sujet.
Or on sait aussi que le sujet (nous-même), est changeant comme la chose que l’on perçoit. Aujourd’hui nous sommes ainsi, demain nous serons différents. Tout change tout le temps, et nous aussi. Vous savez c’est la fameuse phrase d’Héraclite : on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Et si on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve : Où est la vérité du fleuve ? Où est ma vérité ? Car moi aussi qui plonge dans le fleuve (dans le flux comme dit Héraclite, où je suis immergé, où je suis embarqué), je suis flux changeant.

Demain on sera différent d’aujourd’hui. Lorsque je dis demain on sera différent, on peut aussi dire dans une seconde on sera différent. Nous changeons tout le temps, à chaque instant, et les choses et la réalité qui nous entourent changent aussi. (nous ne distinguerons pas choses et réalité)
Si la vérité est relative à l’instant présent et au sujet qui le vit, il n’y a pas de vérité : au sens absolu, ou encore au sens universel.

Certains ne peuvent pas se résoudre à cette conclusion et vont chercher au-delà de l’instant présent une vérité qui dure et ne change pas, une vérité qui fonde et une vérité qui guide l’action. C’est toute la question de l’essence et de l’existence, ou encore de l’essence et de l’accident qui vient d’être posée, c’est la question de l’idée et de sa chute dans la matière où elle se pollue. Dans cette conception l’essence c’est ce qui dure, l’accident c’est ce qui change ; la matière c’est ce qui masque la vérité. L’essence est du domaine de la vérité.
Voilà une des grandes questions philosophiques qui a traversé toute la pensée humaine.

La question de la vérité est la question la plus universelle qui soit. A toutes les époques et en tout lieu on s’est posé cette question. Et se poser cette question est éminemment philosophique.

Pourquoi s’est-on toujours posé cette question de la vérité ?
Parce que de cette question va dépendre la manière de vivre ensemble. Vivre ensemble c’est s’entendre même provisoirement sur ce qui nous entoure, sur ce que nous pensons être la vérité, ou encore s’entendre sur ce qui fonde notre vie commune, sur ce qui nous réunit.
C’est s’entendre sur ce que nous considérons comme vérité.
Il faut bien souligner que la vérité est ce qui unit et fait vivre les hommes entre eux. Et donc elle est aussi ce qui va les faire se combattre entre eux. Voilà la force ou la puissance du mot vérité. La vérité divise et unit les hommes.

La philosophie s’est toujours posée cette question de la vérité. Qu’est-ce que la vérité ?

Pour ma part j’ai consacré 3 livres à cette question.

Le 1er tome porte sur le lien entre philosophie et vérité.
2) le second porte sur le rapport entre Discours et vérité.
3) troisième qui est écrit et fera l’objet de deux livres séparés publié en 2015 porte sur Être et vérité.

Je vais vous présenter en quelques mots une partie de ma démarche que ces trois livres racontent et expliquent, et qui part du mot vérité.
Qu’est-ce que ce mot ?
D’où vient-t-il ?
Que signifie-t-il ?

Le mot vérité vient du latin veritas
Le sens de veritas est celui d’une adéquation, d’une conformité. Conformité d’un discours avec la chose ou la réalité dont on souhaite parler, qu’on souhaite rapporter. Je reprends l’exemple du début : la pomme est mûre. Ce discours qui est aussi un jugement sur la pomme prétend être en adéquation avec la chose (pomme). Je pense qu’il est vrai. Qu’il tend vers le vrai.

Deux nouvelles questions se posent alors :
1) Premièrement qu’est-ce qu’un discours ?
2) deuxièmement qu’est-ce qu’une chose ou encore qu’est-ce que la réalité dont on souhaite parler, qu’on souhaite représenter, dont on souhaite produire un discours. (réalité, choses, objets, êtres vivants, hommes, phénomènes, évènements, processus, etc.)

Qu’est-ce qu’un discours, qu’est-ce qu’une représentation, et quelle différence y a il entre une chose et sa présentation ? Une chose et son discours.

Il faut aussi souligner (et c’est très important) que toute re-présentation, tout discours, devient une présentation lorsqu’elle ou il est communiqué au monde.
Dit autrement : toute représentation de quelque chose (c'est-à-dire tout discours) devient (est) autre chose dont elle parlait qu’elle représentait précédemment à l’instant de l’expérience qu’on en a eue, lorsqu’elle est communiquée, lorsqu’elle est mise au monde, lorsqu’elle est projetée dans le flux, dans le devenir. (Il faut bien saisir la différence entre représentation et présentation). Peu de philosophes ont réfléchi de manière radicale à cette différence.

Il faut alors réfléchir à la puissance de tout discours, (de toute représentation) lorsqu’il est communiqué au monde, lorsqu’il devient de fait, de manière effective, une nouvelle chose du monde. Il devient puissance de transformation du monde. Puissance de changement pour le monde. Puissance de changement ou puissance conservatrice.

Et même réfléchir au concept de puissance. Qu’est ce que la puissance ? En différentiant correctement cette puissance du sens qu’elle met en mouvement, et de la chose qui les emporte effectivement tous les deux (sens et puissance) dans le devenir.
Ce qu’on appelle puissance du langage, ou puissance d’une œuvre d’art par exemple, ou puissance d’une théorie mathématique, d’une hypothèse scientifique, puissance d’une opinion. Puissance d’une idée lorsque celle-ci est communiquée.

Une nouvelle question apparaît : comment se forme une représentation, comment se forme un discours, selon quel schéma, dans quelle condition ?

Emmanuel Kant a travaillé sur cette question, et nous a apporté des idées totalement nouvelles pour l’époque.

Nous arrivons alors aux notions kantiennes de schématisme transcendantal, de catégories, de concept purs de l’entendement qui permettent à l’homme d’avoir une expérience de ce que Kant appelle le divers intuitionné (C'est-à-dire le flux divers de tout ce qui nous arrive comme on a dit au début) et d’en constituer selon ces concepts purs de l’entendement une représentation unifiée.

Le divers de l’intuition, (ou ce que d’autres ont appelé la multiplicité) c'est-à-dire ce qui arrive jusqu’à nous en tant que réalités intuitionnées et diverses, est toujours selon Kant, représenté et donc unifié par nous, par notre entendement sous les concept d’espace et de temps. C'est-à-dire unifié, redonné, représenté en étant resitué sous ces concepts espace-temps.
Et c’est seulement par cette représentation unifiée sous les concepts de temps et d’espace que l’homme peut faire l’expérience de quelque chose.
Sinon selon Kant aucune expérience n’est possible ni aucune représentation. Voilà très résumé la théorie kantienne de la vérité fondée sur la raison humaine et ses catégories pures de l’entendement qui œuvrent sous les concepts transcendantaux d’espace et de temps.

Mais quel est le rapport entre ce processus de représentation, processus unifiant, et la vérité. Ou encore quel est le rapport entre ce processus de l’expérience et la chose dont on fait l’expérience.
Quelle est la nature de la chose telle qu’elle se montre ?
On a toujours cette seconde question qui reste en suspens : qu’est ce qu’une chose ? Qu’est-ce que la réalité ?

Pour Kant une chose telle qu’elle se montre est inabordable en elle-même. On peut même se poser la question de son existence propre, car vous avez bien compris que dans la perspective kantienne, la réalité est construite par l’homme sous les concepts de la raison pure.
Et si il y a une vérité propre des choses, celle-ci est inabordable.

D’autres philosophes iront jusqu’à dire qu’il n’y a pas de vérité dans les choses. Que tout est construit par nous dans le cadre d’un jugement, d’un discours, d’une hypothèse…
On voit la position centrale de l’homme par rapport à cette conception de la vérité. L’homme est celui qui donne du sens aux choses, qui construit la vérité à l’occasion d’une réalité diverse (multiple) qu’il intuitionne.

La question fondamentale de la vérité considérée comme adéquation (approche) entre une chose et son discours si on s’intéresse à la façon dont un discours se construit, pose la question de la vérité elle-même.

Car dans bien des cas, le discours lorsqu’il devient doxa unifiée, devient vérité et conformité à laquelle nous devons justement nous conformer. Vérité apprise et à laquelle nous devons nous conformer. Voilà une puissance singulière de la doxa. Marx a appelé cela : l’idéologie dominante, qui est toujours l’idéologie de ceux qui dominent.

Vous voyez dès qu’on réfléchit on est embarqué dans une suite indéfinie de questions. Et à chaque étape d’autres questions arrivent. C’est le propre d’une démarche philosophique qui peut nous emmener très loin et très longtemps. Pour moi c’est passionnant et dans mes textes c’est un peu vers ce voyage que je souhaite emmener le lecteur.

Dans le deuxième volume intitulé Discours et vérité, j’essaye de répondre à cette question du rapport entre discours et vérité.

2) Mais le mot vérité peut aussi revêtir d’autres sens que celui d’une adéquation entre un discours et une chose, un discours et la réalité, ou entre un discours et un évènement, un phénomène ou encore une situation.
En Grec vérité se dit alètheia. Ce mot alètheia est composé du privatif a, et du mot léthé.
Le léthé c’est quoi : c’est l’oubli. (Le fleuve grec léthé c’est le fleuve de l’oubli). On a tiré par exemple le mot léthargie ou létal de léthé.

Donc en Grec la vérité (qui se dit alètheia) c’est ce qui est sans oubli. Il y a deux négations dans ce mot : le a privatif, et le l’oubli. Deux privatifs, car l’oubli est bien une privation de quelque chose, une privation de connaissances. Deux négations ça fait du positif. Moins par moins égale plus.

Qu’est ce que cette conception de la vérité (sans oubli) sous entend ? : Que la vérité est cachée dans la chose qui se montre. (vous voyez qu’on revient à l’essence que cache l’accident, l’essence que cache l’existence comme accident)
Cela veut dire que la chose cache la vérité qui se dévoile du sein de la chose. C’est aussi l’idée que la vérité éclot de cette même chose.
La vérité pour l’homme grec qui est un navigateur infatigable, c’est ce qui apparaît à l’horizon comme le soleil apparaît un matin brumeux devant la proue du bateau.
Cette conception est dualiste et aussi dialectique. (dualité entre vérité et chose, vérité et évènement, vérité et réalité). C’est en fait aussi cette conception qui a traversé toute la philosophie et même pour partie la religion.

Quelle sera la position de l’homme par rapport à cette conception de la vérité comme ce qui est dévoilée : l’homme est celui qui dévoile la vérité, qui la fait apparaître, qui la décèle. Tous les romans policiers sont fondés sur cette conception de la vérité cachée que l’enquêteur finit pas nous faire découvrir.
La position de l’homme est donc également centrale, comme elle l’était déjà dans la précédente conception de la vérité (veritas) en tant qu’adéquation ou conformité.

L’homme fait apparaître la vérité par la parole, par la pensée, par son travail de fouille.
Mais cette conception (et cela est important) sous entend aussi que le lieu d’apparition se trouve dans la chose. Donc plus que dans la conception kantienne, on donne un statut à la chose comme lieu et temps d’apparition de la vérité.
Le lieu (c’est-à-dire l’espace, le temps et la chose) sont à la fois ce qui cache et ce qui permet à la vérité d’advenir. Et cette vérité advenue sera décelée par l’homme.

Vous voyez on n’est plus dans le domaine de la représentation ou du discours, mais on est dans celui du décèlement, de la mise à jour puis de la garde et de la conservation. Voilà résumé encore très vite, la pensée du philosophe allemand Heidegger. Décèlement, mise à jour et garde qui adviennent par l’homme. Décèlement et mise à jour qui sont des luttes que l’homme mène contre l’opacité, contre l’oubli.
Cette conception est dualiste, dialectique et aussi guerrière, elle ne peut envisager la chose que comme quelque chose d’opaque, de sombre qui cache l’essentiel et au sein de laquelle est tombée la vérité. C’est la conception de Platon, celle qu’il exprime très bien dans le mythe de la caverne.

Mais pas toujours.

3) Car alètheia peut aussi se traduire par course divine. Dans cette conception ou cette traduction du mot vérité (grec alètheia (alè-théia) comme course divine) Dieu ou la vérité, ou encore le sens ne se cache pas, mais se manifeste à travers la course des choses, se manifeste grâce à ce qui se passe, ce qui advient, ce qui devient.
Dans ce cas la vérité ne se cache pas, n’aime pas à se cacher comme l’écrivait Héraclite, mais au contraire se manifeste par les choses, grâce aux choses et à leur course. Dieu dans ce cas n’est pas un sadique, il ne nous trompe pas, n’aime pas à nous tromper. Mais au contraire se montre en chaque chose.
Pour celui qui ne croit pas en la divinité, cela veut tout simplement dire que le sens ou la vérité des choses, ou la vérité de l’évènement se montre dans chaque chose, dans chaque évènement, dans chaque situation. Elle n’est donc pas cachée, et la tâche de l’homme ne sera pas de la déceler : mais elle est au contraire manifestée par l’évènement, par la situation, par la chose.

Qu’est-ce que la vérité dans ce cas : c’est ce qui se montre à chaque instant.
En Anglais le mot vérité se dit truth. Ce truth provient de tree. L’arbre. Qu’est ce qu’un arbre : c’est ce qui est là, ce qui est présent, solide et sur lequel on peut s’appuyer, on peut avoir confiance. Ce qui ne trompe pas, ne ment pas. Ce qui n’est pas caché. Voilà ce que veut dire truth. Qui est aussi en définitive bien éloigné de véritas comme adéquation, conformité d’un discours et au final discours conforme à une doxa.
Truth dans son sens étymologique est également bien éloigné d’alethéia en tant que ce qui est sans oubli et qui était caché.
En hébreu on trouve la même signification dans le mot emet, qui a donné amen. Amen, amen en vérité. Amen, c’est ce sur quoi on peut s’appuyer, qui est solide comme le rocher. Comme le roc sur lequel on s’appuie.
Voilà donc une troisième possibilité pour le mot vérité. Vérité en tant que ce qui est solide et qui se manifeste, qui est toujours ouvert et donné toujours en présent dans chaque chose.

On est alors loin de la vérité comme représentation. Mais on est dans la présentation, dans le présent, dans l’instant de la chose ou de l’évènement donné.

La question qui est alors posée est celle-ci : l’homme dont nous parlons est-il en capacité d’entendre la vérité manifestée, de la recevoir ?
La position de l’homme devient alors bien différente. L’homme n’est plus central, il ne donne pas la vérité, il ne donne pas le sens aux choses, il n’est pas non plus celui qui la découvre, la fait advenir contre une opacité, mais il l’entend à travers les choses qui la manifestent à chaque instant.
La question de l’écoute est posée à cet instant. L’écoute du monde, l’écoute de toute chose, l’écoute de l’autre homme. La question de l’écoute et bien entendu de la surdité.

Nous pensons justement qu’une des caractéristiques essentielles de l’homme est cette capacité d’écoute, capacité d’entendre, écoute du sens donné par toute chose à chaque instant. Alors pourquoi l’homme est-il sourd au sens qui se manifeste pourtant à chaque instant ?

Voilà pour moi où se situe la philosophie : dans cette capacité d’entente du sens, ou encore de la vérité que chaque chose montre, manifeste à chaque instant.
Et la philosophie ne situe pas dans la capacité de jugement, dans la capacité de construire un discours qui sera toujours seconde, ni dans la tentative de représentation de la chose telle qu’elle s’est présentée selon un point de vue particulier. Ni dans la capacité de décèlement d’une vérité cachée dans l’opacité des choses.

Vous voyez à travers une simple façon de traduire le mot vérité, véritas, alétheia, amen ou truth : on a trois conceptions du monde bien différentes.

On pourrait penser qu’il s’agit d’un simple amusement, d’un jeu sur les mots, d’un exercice purement gratuit. Une distraction d’un samedi soir entre amis. Mais en fait non. Car de ces différentes conceptions du mot vérité : c’est notre positionnement dans le monde qui est en jeu. Positionnement dans le monde et positionnement avec autrui. Positionnement de chacun d’entre nous.


François Baudin 

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