Vérités avec un s, écrit au
pluriel, n’a pas le même sens que vérité sans S. L’un (avec un S) sous entend qu’il n’y a pas de vérité puisqu’il
y en a plusieurs.
Pourquoi ?
Pour beaucoup et même pour presque tout le monde la vérité ne peut
s’entendre qu’au singulier. Il ne peut y avoir qu’une seule vérité et s’il y en
a plusieurs, il n’y en a pas.
Même si ce singulier est un
particulier qui n’arrive qu’une fois. Il ne peut y avoir qu’une seule vérité à
cet instant.
Par rapport à quelque chose qui
arrive, on pense la plupart du temps qu’il n’y a qu’une seule vérité. Si je dis
par exemple : cette pomme est mûre, je pense que cette pomme actuellement
est bien mûre, quelle que soit la perception que j’ai de la pomme.
Je dis la vérité sur la pomme si
je dis qu’elle est mûre et j’aimerai que d’autres partagent ce jugement sur la
pomme.
Pour d’autres il n’y a pas de vérité au singulier même à un instant
donné bien particulier, mais il n’y a que des pluriels. Ainsi par rapport à
cette pomme, certains diront qu’elle est mûre et d’autres diront qu’elle ne
l’est pas encore tout à fait. C’est une affaire de goût.
Et lorsqu’on pense « vérités »
au pluriel, on dit qu’elle est relative.
Qu’elle est relative au sujet. Qu’elle est relative au point de vue
que l’on adopte, que l’on a. Le point de vue que le sujet a sur la chose à
partir de laquelle il porte un jugement. Il faut dire que cette histoire du
point de vue a traversé la philosophie surtout depuis Leibniz.
Le sujet qui dit la vérité c’est nous, c’est chacun d’entre nous. Si
la vérité est relative au sujet, il n’y en a pas, ou plutôt il y en a une pour
chaque individu.
La vérité serait donc relative au
sujet et relative à la situation vécue par le sujet.
Or on sait aussi que le sujet
(nous-même), est changeant comme la chose que l’on perçoit. Aujourd’hui nous
sommes ainsi, demain nous serons différents. Tout change tout le temps, et nous
aussi. Vous savez c’est la fameuse phrase d’Héraclite : on ne se baigne
jamais deux fois dans le même fleuve. Et si on ne se baigne pas deux fois dans
le même fleuve : Où est la vérité du fleuve ? Où est ma vérité ?
Car moi aussi qui plonge dans le fleuve (dans le flux comme dit Héraclite, où
je suis immergé, où je suis embarqué), je suis flux changeant.
Demain on sera différent d’aujourd’hui.
Lorsque je dis demain on sera différent,
on peut aussi dire dans une seconde on sera différent. Nous changeons tout le
temps, à chaque instant, et les choses et la réalité qui nous entourent
changent aussi. (nous ne distinguerons pas choses et réalité)
Si la vérité est relative à
l’instant présent et au sujet qui le vit, il n’y a pas de vérité : au sens
absolu, ou encore au sens universel.
Certains ne peuvent pas se
résoudre à cette conclusion et vont chercher au-delà de l’instant présent une
vérité qui dure et ne change pas, une vérité qui fonde et une vérité qui guide
l’action. C’est toute la question de l’essence et de l’existence, ou encore de
l’essence et de l’accident qui vient d’être posée, c’est la question de l’idée
et de sa chute dans la matière où elle se pollue. Dans cette conception l’essence
c’est ce qui dure, l’accident c’est ce qui change ; la matière c’est ce
qui masque la vérité. L’essence est du domaine de la vérité.
Voilà une des grandes questions
philosophiques qui a traversé toute la pensée humaine.
La question de la vérité est la
question la plus universelle qui soit. A toutes les époques et en tout lieu on
s’est posé cette question. Et se poser cette question est éminemment
philosophique.
Pourquoi s’est-on toujours posé
cette question de la vérité ?
Parce que de cette question va
dépendre la manière de vivre ensemble. Vivre ensemble c’est s’entendre même
provisoirement sur ce qui nous entoure, sur ce que nous pensons être la vérité,
ou encore s’entendre sur ce qui fonde notre vie commune, sur ce qui nous
réunit.
C’est s’entendre sur ce que nous
considérons comme vérité.
Il faut bien souligner que la
vérité est ce qui unit et fait vivre les hommes entre eux. Et donc elle est
aussi ce qui va les faire se combattre entre eux. Voilà la force ou la
puissance du mot vérité. La vérité divise et unit les hommes.
La philosophie s’est toujours
posée cette question de la vérité. Qu’est-ce que la vérité ?
Pour ma part j’ai consacré 3
livres à cette question.
Le 1er
tome porte sur le lien entre philosophie
et vérité.
2) le second
porte sur le rapport entre Discours et
vérité.
3) troisième
qui est écrit et fera l’objet de deux livres séparés publié en 2015 porte sur Être et vérité.
Je vais vous présenter en
quelques mots une partie de ma démarche que ces trois livres racontent et expliquent,
et qui part du mot vérité.
Qu’est-ce que ce mot ?
D’où vient-t-il ?
Que signifie-t-il ?
Le mot vérité vient du latin veritas
Le sens de veritas est celui d’une adéquation, d’une conformité. Conformité
d’un discours avec la chose ou la réalité dont on souhaite parler, qu’on
souhaite rapporter. Je reprends l’exemple du début : la pomme est mûre. Ce
discours qui est aussi un jugement sur la pomme prétend être en adéquation avec
la chose (pomme). Je pense qu’il est vrai. Qu’il tend vers le vrai.
Deux nouvelles questions se posent
alors :
1)
Premièrement qu’est-ce qu’un discours ?
2)
deuxièmement qu’est-ce qu’une chose ou
encore qu’est-ce que la réalité dont on souhaite parler, qu’on souhaite représenter,
dont on souhaite produire un discours. (réalité, choses, objets, êtres vivants,
hommes, phénomènes, évènements, processus, etc.)
Qu’est-ce qu’un discours,
qu’est-ce qu’une représentation, et quelle différence y a il entre une chose et
sa présentation ? Une chose et son discours.
Il faut aussi souligner (et c’est
très important) que toute re-présentation, tout discours,
devient une présentation lorsqu’elle ou il est communiqué au monde.
Dit autrement : toute représentation
de quelque chose (c'est-à-dire tout discours) devient (est) autre
chose dont elle parlait qu’elle représentait précédemment à l’instant
de l’expérience qu’on en a eue, lorsqu’elle est communiquée, lorsqu’elle est
mise au monde, lorsqu’elle est projetée dans le flux, dans le devenir. (Il faut
bien saisir la différence entre représentation et présentation). Peu de
philosophes ont réfléchi de manière radicale à cette différence.
Il faut alors réfléchir à la
puissance de tout discours, (de toute représentation) lorsqu’il est communiqué
au monde, lorsqu’il devient de fait, de manière effective, une nouvelle chose
du monde. Il devient puissance de transformation du monde. Puissance de
changement pour le monde. Puissance de changement ou puissance conservatrice.
Et même réfléchir au concept de
puissance. Qu’est ce que la puissance ? En différentiant correctement
cette puissance du sens qu’elle met en mouvement, et de la chose qui les
emporte effectivement tous les deux (sens et puissance) dans le devenir.
Ce qu’on appelle puissance du
langage, ou puissance d’une œuvre d’art par exemple, ou puissance d’une théorie
mathématique, d’une hypothèse scientifique, puissance d’une opinion. Puissance
d’une idée lorsque celle-ci est communiquée.
Une nouvelle question
apparaît : comment se forme une représentation, comment se forme un
discours, selon quel schéma, dans quelle condition ?
Emmanuel Kant a travaillé sur
cette question, et nous a apporté des idées totalement nouvelles pour l’époque.
Nous arrivons alors aux notions
kantiennes de schématisme transcendantal, de catégories, de concept purs de
l’entendement qui permettent à l’homme d’avoir une expérience de ce que Kant appelle
le divers intuitionné (C'est-à-dire le flux divers de tout ce qui nous arrive
comme on a dit au début) et d’en constituer selon ces concepts purs de
l’entendement une représentation unifiée.
Le divers de l’intuition, (ou ce
que d’autres ont appelé la multiplicité) c'est-à-dire ce qui arrive jusqu’à
nous en tant que réalités intuitionnées et diverses, est toujours selon Kant,
représenté et donc unifié par nous, par notre entendement sous les concept
d’espace et de temps. C'est-à-dire unifié, redonné, représenté en étant resitué
sous ces concepts espace-temps.
Et c’est seulement par cette
représentation unifiée sous les concepts de temps et d’espace que l’homme peut
faire l’expérience de quelque chose.
Sinon selon Kant aucune
expérience n’est possible ni aucune représentation. Voilà très résumé la
théorie kantienne de la vérité fondée sur la raison humaine et ses catégories
pures de l’entendement qui œuvrent sous les concepts transcendantaux d’espace
et de temps.
Mais quel est le rapport entre ce
processus de représentation, processus unifiant, et la vérité. Ou encore quel
est le rapport entre ce processus de l’expérience et la chose dont on fait
l’expérience.
Quelle est la nature de la
chose telle qu’elle se montre ?
On a toujours cette seconde
question qui reste en suspens : qu’est ce qu’une chose ? Qu’est-ce
que la réalité ?
Pour Kant une chose telle qu’elle
se montre est inabordable en elle-même. On peut même se poser la question de
son existence propre, car vous avez bien compris que dans la perspective
kantienne, la réalité est construite par l’homme sous les concepts de la raison
pure.
Et si il y a une vérité propre
des choses, celle-ci est inabordable.
D’autres philosophes iront
jusqu’à dire qu’il n’y a pas de vérité dans les choses. Que tout est construit
par nous dans le cadre d’un jugement, d’un discours, d’une hypothèse…
On voit la position centrale de
l’homme par rapport à cette conception de la vérité. L’homme est celui qui
donne du sens aux choses, qui construit la vérité à l’occasion d’une réalité
diverse (multiple) qu’il intuitionne.
La question fondamentale de la
vérité considérée comme adéquation (approche) entre une chose et son discours
si on s’intéresse à la façon dont un discours se construit, pose la question de
la vérité elle-même.
Car dans bien des cas, le
discours lorsqu’il devient doxa
unifiée, devient vérité et conformité à laquelle nous devons justement nous
conformer. Vérité apprise et à laquelle nous devons nous conformer. Voilà une
puissance singulière de la doxa. Marx a appelé cela : l’idéologie
dominante, qui est toujours l’idéologie de ceux qui dominent.
Vous voyez dès qu’on réfléchit on
est embarqué dans une suite indéfinie de questions. Et à chaque étape d’autres
questions arrivent. C’est le propre d’une démarche philosophique qui peut nous
emmener très loin et très longtemps. Pour moi c’est passionnant et dans mes
textes c’est un peu vers ce voyage que je souhaite emmener le lecteur.
Dans le deuxième volume intitulé Discours
et vérité, j’essaye de répondre à cette question du rapport entre
discours et vérité.
2) Mais le mot vérité peut aussi revêtir d’autres sens
que celui d’une adéquation entre un discours et une chose, un discours et la
réalité, ou entre un discours et un évènement, un phénomène ou encore une
situation.
En Grec vérité se dit alètheia. Ce mot alètheia est composé du privatif a, et du mot léthé.
Le léthé c’est quoi : c’est
l’oubli. (Le fleuve grec léthé c’est le fleuve de l’oubli). On a tiré par
exemple le mot léthargie ou létal de léthé.
Donc
en Grec la vérité (qui se dit alètheia) c’est ce qui est sans oubli. Il y a
deux négations dans ce mot : le a privatif, et le l’oubli.
Deux privatifs, car l’oubli est bien une privation de quelque chose, une
privation de connaissances. Deux négations ça fait du positif. Moins par moins
égale plus.
Qu’est
ce que cette conception de la vérité (sans oubli) sous entend ? : Que la
vérité est cachée dans la chose qui
se montre. (vous voyez qu’on revient à l’essence que cache l’accident, l’essence
que cache l’existence comme accident)
Cela
veut dire que la chose cache la vérité qui se dévoile du sein de la chose. C’est
aussi l’idée que la vérité éclot de cette même chose.
La
vérité pour l’homme grec qui est un navigateur infatigable, c’est ce qui
apparaît à l’horizon comme le soleil apparaît un matin brumeux devant la proue
du bateau.
Cette
conception est dualiste et aussi dialectique. (dualité entre vérité et chose,
vérité et évènement, vérité et réalité). C’est en fait aussi cette conception
qui a traversé toute la philosophie et même pour partie la religion.
Quelle
sera la position de l’homme par rapport à cette conception de la vérité comme
ce qui est dévoilée : l’homme est celui qui dévoile la vérité, qui la fait
apparaître, qui la décèle. Tous les romans policiers sont fondés sur cette
conception de la vérité cachée que l’enquêteur finit pas nous faire découvrir.
La
position de l’homme est donc également centrale, comme elle l’était déjà dans
la précédente conception de la vérité (veritas) en tant qu’adéquation ou
conformité.
L’homme
fait apparaître la vérité par la parole, par la pensée, par son travail de
fouille.
Mais
cette conception (et cela est important) sous entend aussi que le lieu d’apparition
se trouve dans la chose. Donc plus que dans la conception kantienne, on donne
un statut à la chose comme lieu et temps d’apparition de la vérité.
Le
lieu (c’est-à-dire l’espace, le temps et la chose) sont à la fois ce qui cache et
ce qui permet à la vérité d’advenir. Et cette vérité advenue sera décelée par
l’homme.
Vous
voyez on n’est plus dans le domaine de la représentation ou du discours, mais
on est dans celui du décèlement, de la mise à jour puis de la garde et de la
conservation. Voilà résumé encore très vite, la pensée du philosophe allemand
Heidegger. Décèlement, mise à jour et garde qui adviennent par l’homme. Décèlement
et mise à jour qui sont des luttes que l’homme mène contre l’opacité, contre l’oubli.
Cette
conception est dualiste, dialectique et aussi guerrière, elle ne peut envisager
la chose que comme quelque chose d’opaque, de sombre qui cache l’essentiel et
au sein de laquelle est tombée la vérité. C’est la conception de Platon, celle
qu’il exprime très bien dans le mythe de la caverne.
Mais
pas toujours.
3)
Car alètheia peut aussi se traduire
par course divine. Dans cette conception ou cette traduction du mot vérité
(grec alètheia (alè-théia) comme course divine) Dieu ou la vérité, ou encore le
sens ne se cache pas, mais se manifeste
à travers la course des choses, se manifeste grâce à ce qui se passe, ce qui
advient, ce qui devient.
Dans
ce cas la vérité ne se cache pas, n’aime pas à se cacher comme l’écrivait
Héraclite, mais au contraire se manifeste par les choses, grâce aux choses et à
leur course. Dieu dans ce cas n’est pas un sadique, il ne nous trompe pas,
n’aime pas à nous tromper. Mais au contraire se montre en chaque chose.
Pour
celui qui ne croit pas en la divinité, cela veut tout simplement dire que le
sens ou la vérité des choses, ou la vérité de l’évènement se montre dans chaque
chose, dans chaque évènement, dans chaque situation. Elle n’est donc pas
cachée, et la tâche de l’homme ne sera pas de la déceler : mais elle est au
contraire manifestée par l’évènement, par la situation, par la chose.
Qu’est-ce
que la vérité dans ce cas : c’est ce qui se montre à chaque instant.
En
Anglais le mot vérité se dit truth. Ce truth provient de tree. L’arbre. Qu’est
ce qu’un arbre : c’est ce qui est là, ce qui est présent, solide et sur
lequel on peut s’appuyer, on peut avoir confiance. Ce qui ne trompe pas, ne
ment pas. Ce qui n’est pas caché. Voilà ce que veut dire truth. Qui est aussi
en définitive bien éloigné de véritas
comme adéquation, conformité d’un discours et au final discours conforme à une
doxa.
Truth
dans son sens étymologique est également bien éloigné d’alethéia en tant que ce qui est sans oubli et qui était caché.
En
hébreu on trouve la même signification dans le mot emet, qui a donné amen. Amen,
amen en vérité. Amen, c’est ce sur quoi on peut s’appuyer, qui est solide
comme le rocher. Comme le roc sur lequel on s’appuie.
Voilà
donc une troisième possibilité pour le mot vérité. Vérité en tant que ce qui
est solide et qui se manifeste, qui est toujours ouvert et donné toujours en
présent dans chaque chose.
On
est alors loin de la vérité comme représentation. Mais on est dans la présentation,
dans le présent, dans l’instant de la chose ou de l’évènement donné.
La
question qui est alors posée est celle-ci : l’homme dont nous parlons
est-il en capacité d’entendre la vérité manifestée, de la recevoir ?
La
position de l’homme devient alors bien différente. L’homme n’est plus central,
il ne donne pas la vérité, il ne donne pas le sens aux choses, il n’est pas non
plus celui qui la découvre, la fait advenir contre une opacité, mais il l’entend
à travers les choses qui la manifestent à chaque instant.
La
question de l’écoute est posée à cet instant. L’écoute du monde, l’écoute de
toute chose, l’écoute de l’autre homme. La question de l’écoute et bien entendu
de la surdité.
Nous
pensons justement qu’une des caractéristiques essentielles de l’homme est cette
capacité d’écoute, capacité d’entendre, écoute du sens donné par toute chose à
chaque instant. Alors pourquoi l’homme est-il sourd au sens qui se manifeste
pourtant à chaque instant ?
Voilà
pour moi où se situe la philosophie : dans cette capacité d’entente du
sens, ou encore de la vérité que chaque chose montre, manifeste à chaque
instant.
Et
la philosophie ne situe pas dans la capacité de jugement, dans la capacité de
construire un discours qui sera toujours seconde, ni dans la tentative de
représentation de la chose telle qu’elle s’est présentée selon un point de vue
particulier. Ni dans la capacité de décèlement d’une vérité cachée dans
l’opacité des choses.
Vous
voyez à travers une simple façon de traduire le mot vérité, véritas, alétheia,
amen ou truth : on a trois conceptions du monde bien différentes.
On
pourrait penser qu’il s’agit d’un simple amusement, d’un jeu sur les mots, d’un
exercice purement gratuit. Une distraction d’un samedi soir entre amis. Mais en
fait non. Car de ces différentes conceptions du mot vérité : c’est notre
positionnement dans le monde qui est en jeu. Positionnement dans le monde et
positionnement avec autrui. Positionnement de chacun d’entre nous.
François
Baudin
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