Leonarda, la loi et la conscience
Approche des fondations philosophiques
François Baudin
20 octobre 2013
Le débat récent sur l’expulsion de la jeune Leonarda a mis en avant la
question du rapport entre la conscience et la loi. Manuel Valls, le préfet
concerné et la police française s’appuient sur la loi pour expulser cette jeune
fille. Un grand nombre de Français soutiennent cette position en invoquant la
loi et son application nécessaire. En revanche des jeunes lycéens et des
millions de personnes on été indignés par cette expulsion. Leur conscience dit
Non ! Il n’est pas possible d’interpeller un élève pendant ses cours et
devant ses camarades, puis de l’expulser.
Le Président de la République François Hollande a une position plus
ambiguë puisqu’il maintient une position ferme d’expulsion en s’appuyant sur la
loi, alors qu’il permet à la jeune fille mineure de revenir poursuivre ses
études si elle le désire. Mais sans ses parents.
Cette décision du président peut aller à l’encontre d’autres lois ou
conventions qui, en se référant à l’article
9 de la convention des droits de l’enfant, disent que les Etats « veillent à ce que l'enfant ne soit pas séparé
de ses parents, à moins que les autorités compétentes ne décident, sous réserve
de révision judiciaire et conformément aux lois et procédures applicables, que
cette séparation est nécessaire dans l'intérêt supérieur de l'enfant ».
Ce débat qui anime actuellement la
France nous parle en définitive du rapport entre la loi et la conscience.
Le but du texte qui suit est d’en
apporter un éclairage et d’aller voir jusqu’aux fondements philosophiques de
cette question.
Les points suivants sont abordés dans cet
article
- toute loi humaine est fondée sur la conscience
- chaque acte est accompagné de sa conscience
- toute action est fondée sur la conscience
- l’action fondée sur la raison est mal fondée
- qu’est ce que la conscience et pourquoi
fonde-t-elle nos actions ?
- le respect de la loi ne peut être fondé que sur la
conscience.
L’intimité de
l’homme avec lui-même qui se nomme conscience n’est fondée sur aucune loi. Au
contraire c’est cette intimité qui la fonde. Elle est en quelque sorte
naturelle à l’homme et partagée par tous ; elle est universelle et n’a
nullement besoin de la connaissance de la loi pour être mise en pratique. Comment
comprendre autrement le passage de l’Epître
de saint Paul aux Romains lorsque, parlant de la pratique religieuse des
Juifs, il déclare :
« Ce ne sont pas, en effet, ceux qui entendent lire la loi qui
sont justes auprès de Dieu ; ceux-là seront justifiés qui pratiquent la loi.
Lors donc que ceux des nations qui n’ont pas de loi pratiquent naturellement ce
qu’ordonne la loi, ceux-là, sans avoir la loi, se tiennent lieu de loi à
eux-mêmes ; ne montrent-ils pas en effet, inscrite dans leur cœur, l’œuvre voulue
par la loi, tandis que dans leur conscience y ajoute son témoignage, ainsi que
leurs pensées qui tour à tour les accusent ou les défendent. »
Ce passage de
la Lettre aux Romains dont
l’importance est décisive pour la pensée morale, résume parfaitement l’ensemble
de la question et toute sa difficulté.
1.
l’apprentissage de la loi n’est pas suffisant, loin de là. Ce qui compte c’est
la pratique de la loi. Il y a un lien direct entre pratique et expérience. L’expérience
est un acte et pas seulement une simple réception du sens des choses. Un acte,
c’est à dire une praxis au sens
d’Aristote, un acte trouvant en lui-même sa propre fin, mais probablement aussi
une poiesis, c'est-à-dire un acte
trouvant en dehors de lui sa finalité.
2. Or cette
pratique est naturelle. Elle est inscrite naturellement dans le cœur de
l’homme, même dans le cœur de l’homme qui ne connaît pas la loi, ou plutôt à
qui on ne lui a pas enseignée, qui n’en a jamais entendue parler. Dans le cœur
de l’homme signifie ce que l’homme a de plus intime, d’où jaillit toute action,
c’est à dire la conscience. Cependant dans le passage cité de l’Epître aux Romains, le mot conscience apporte un sens
supplémentaire : celui du jugement.
3. La
conscience témoigne d’elle-même par ses œuvres (actes). Elle détermine aussi la
pratique. Chaque œuvre est jugeable selon le sens donné ↔ reçu ↔ produit.↔
redonné, relativement à un procès sans
sujet que l’Apôtre nomme la Loi (divine) dans son épître et que nous
nommons Logos dans cet article. La conscience devient alors cette faculté de
faire sien des jugements sur ses actes et donc donne la possibilité d’agir en
retour. La conscience n’est pas la faculté de juger, mais elle est la faculté
de faire sien des jugements. Ce qui est différent. Il est important de
distinguer faculté de juger et conscience.
4. Paul
distinguera dans la suite de son épître : les œuvres voulues par la loi
(humaine) ou encore « œuvres légales » dont l’homme peut s’enorgueillir et
réclamer un salaire en échange de leur mise en oeuvre puisqu’il en est le
rédacteur, le concepteur ; et d’autre part les œuvres de la conscience dont
l’homme ne peut s’enorgueillir puisqu’il n’en est pas à la source ; œuvres que
Paul définira comme étant œuvres de la foi. C’est bien pour cela qu’il ne faut
pas différencier, et encore moins opposer les œuvres et la conscience, les
œuvres et la foi. Mais cette non responsabilité humaine que l’on a nommé aussi procès sans sujet, ne signifie pas que
l’homme reste passif. La conscience met l’homme en mouvement, le mobilise et
l’engage. Cette activité n’a rien d’une œuvre légale, elle peut même à certain
moment être illégale.
Si, selon
saint Paul, l’homme est justifié par la foi indépendamment des œuvres de la loi
(œuvres légales), la foi dont il est question n’est pas envisageable sans les
œuvres qu’elle produit. Pour l’apôtre, ces œuvres peuvent s’appeler : justice,
miséricorde, fidélité… Justice, miséricorde et fidélité qui sont les œuvres de
la Loi (divine), peuvent parfois s’opposer à la loi des hommes lorsqu’elle est
injuste et non miséricordieuse.
Voilà qui est
bien étrange et mystérieux ! Chaque acte humain est accompagné de sa
conscience. Cet accompagnement immédiat et spontané ne nous quitte jamais. La
conscience est avec l’expérience des choses. « Avec l’expérience » signifie que
la conscience (de celle-ci) en fait partie. De fait, la conscience est
transparente à elle-même et rend chaque expérience transparente. On voit que
lorsqu’on évoque ce concept de conscience,
son aspect moral apparaît naturellement. On peut dire ainsi que la morale est
naturelle chez l’homme.
La morale au sens courant de règles de conduite, de mœurs et
d’habitudes, a à voir avec le moral
au sens de l’état psychologique de quelqu’un lorsqu’il s’approprie une
situation à l’instant de son expérience.
Qu’est ce que la morale ? C’est tout d’abord l’action
humaine accompagnée de sa conscience, c'est-à-dire la conscience de cette
action en tant qu’expérience vécue. Le
moral est relatif à la capacité humaine de vivre une expérience et d’en être
affecté. La morale est l’ensemble des
pratiques humaines dont l’homme a conscience à l’instant de leurs mises en
œuvre et que l’homme a transformé ensuite en règles de conduite pour d’autres
actions à venir.
Cette transformation en règles de conduites
admises ou non, en normes et en lois partagées ou non, est de second rang. De
plus ces règles ne peuvent pas être sans la conscience initiale qu’on en a.
L’acte moral est celui qui obéit à l’entente du sens reçu et entendu
naturellement lors de l’expérience de quelque chose et non celui qui obéit à
des concepts ou à des lois apprises qui peuvent en obscurcir la réception, son
expérience et sa conscience.
Les concepts et les lois, les
règles de conduite humaines sont de second rang quelle que soit l’appartenance
religieuse, culturelle ou « civilisationnelle ». En conséquences les concepts,
les lois et les règles de conduite qui définissent le plus souvent la morale,
peuvent être considérés comme des écrans qui détournent et même cachent le sens
initial de quelque chose à l’instant de son expérience. Ainsi et pour
paraphraser Emmanuel Kant et d’une certaine façon le contredire, nous ne
tiendrons pas nos actions pour obligatoires parce qu’elles sont des
commandement issus de la loi, mais les considérerons comme des commandements
parce que nous y sommes intérieurement obligés par notre conscience.
L’instant de
l’expérience (Kairos) fonde la philosophie de la conscience entendue comme «
métaphysique de la subjectivité » qui fonde elle-même la philosophie morale et
politique. La morale et l’action politique y trouvent là leur fondation
naturelle.
C’est l’instant de l’expérience
dont on a conscience qui fonde la connaissance lorsqu’elle répond à la question
« Que puis-je savoir ? ». Cette question ne peut trouver sa source originelle
que dans l’instant de l’expérience et la conscience immédiate qu’on en a.
L’instant conscient fonde ensuite la question de l’action ultérieure : « Que
dois-je faire ? », qui arrive. Et il fonde enfin la question du devenir : « Que
puis-je espérer ? » que l’action permet d’envisager. Tout l’intérêt de la
raison qui se rassemble dans ces trois questions, n’est autre que d’être à leur
service. En ce sens contrairement à ce qu’écrit Emmanuel Kant dans la Critique de la raison pure, la raison
est uniquement un organon, un organe,
un instrument pratique au service de la conscience . Elle est un moyen pratique
qui libère et ouvre l’instant vers son devenir. Elle est un organe qui
contribue à poursuivre le devenir.
Ainsi la raison est remise à son
niveau pratique qui donne à l’homme sa responsabilité dans le monde. Si la
raison (pure et surtout finie ou
limitée) est considérée autrement que comme un organe (imparfait et limité) au
service de la conscience, si en plus elle est définie comme étant ce sur quoi
l’action va se fonder, on ne peut pas rendre à la conscience son rôle
fondamental dans l’action pratique. A l’inverse, on peut la rejeter, la mettre
de côté, du côté de la spéculation ; on la situe comme quelque chose de tout à
fait indifférent quand il s’agit de l’action pratique. Cela veut dire qu’action
et conscience sont séparées.
Cependant Kant
ne peut pas se résoudre à cette conclusion, et, à la fin de son texte (Critique de la raison pure), il
introduit l’idée du Souverain bien à partir
de l’idée leibnizienne du Règne de la
grâce distingué du règne de la nature. Ce Souverain bien qui selon Kant est extérieur au règne de la nature,
le fonde, le maintient et « accomplit selon la plus parfaite finalité, l’ordre
qui règne universellement dans les choses, bien qu’il nous soit dans le monde
sensible, très fortement dissimulé ». Or selon Kant, ce règne des fins qui sont
en définitive celles de la moralité, seule la raison pure peut nous le faire
connaître. Pourtant le philosophe de Königsberg écrit que sans cette unité
finalisée, sans cette unité systématique des fins, l’homme n’aurait pas même de
raison (pure ou pratique). C’est donc que ce règne des fins est à la fois le
fondement et la finalité de toute chose et aussi le fondement et même la finalité
de la raison pure qui permet justement de le connaître, tout au moins de
l’entendre. Ce que Kant appelle la raison pure, ne serait-ce pas alors ce que
nous appelons conscience ?
L’action fondée
sur la raison est mal fondée ; elle est même infondée. Car qui peut prétendre
juger en vérité ? Qui peut prétendre savoir et déterminer ce qu’il faut faire ?
Seule la conscience est en capacité de répondre. Ce que Kant appelle les
principes de la raison, peuvent devenir les principes de la raison du plus fort
qui commande ce qui doit être fait. Et la morale être la morale de ceux qui
dominent. Il n’est nullement acceptable moralement que ces actes ainsi
commandés puissent se produire. Seule la conscience qui entend le sens est en
capacité de fonder l’action humaine. Et souvent la conscience nous appelle à
nous indigner et à désobéir. Il s’agit alors de répondre par des actions à cet
appel et non de répondre à ce qui est prescrit en tant que maximes ou lois.
Nous n’insisterions pas autant
sur la critique du kantisme si celui-ci n’avait pas pu produire de si terribles
conséquences, notamment en Allemagne entre 1933 et 1945. Nous nous appuyons
pour le dire non pas sur des déclarations de dignitaires nazis qui se
réclamaient de Kant et pouvaient nous tromper sur ce point ou vouloir minimiser
leur propre responsabilité lors de procès ultérieurs tenus en Allemagne ou en Israël,
tel celui d’Eichmann en 1961, mais nous nous appuyons sur le texte Critique de la raison pure qui porte ce
risque lorsqu’il tend à fonder l’action sur la raison. Il s’agit bien de
fondation sur raison et pas d’usage pratique de la raison, qui de toutes façons
ne peut être fondé que sur la conscience. La critique portée à Kant est d’ordre
philosophique. Elle touche les fondements de sa pensée.
Ce mot
conscience utilisé par saint Paul est la traduction du grec suneidêsis, alors que le mot conscience
directement traduit de l’anglais consciousness
est d’origine latine. Conscientia
pourrait signifier faire sien un savoir : cum+scire. Le mot grec suneidêsis est plus proche de la
signification morale dans les deux sens de moral (avoir le moral) et morale
(obéir à sa conscience) : l’individu seul avec lui-même et au plus intime de
lui-même, a conscience immédiatement de la dignité de sa propre conduite, du
sens de ses actes et de la valeur de sa personne,… ce qui peut l’affecter au
moral, c'est-à-dire le rendre intimement heureux ou malheureux, en alerte ou en
repos.
L’intime est dit de différentes
façons dans les langues anciennes, en Grec ou en Hébreu : il peut s’agir du
cœur, des poumons, de l’estomac, du diaphragme, des entrailles… Et aussi bien
sûr de l’âme qui à elle-même tient un discours sur les objets qu’elle examine.
« L’âme, quand elle pense, ne fait pas
autre chose que s’entretenir avec elle-même, interrogeant et répondant,
affirmant et niant, dit Socrate à Théétète. » Il s’agit alors d’un dialogue
intérieur, d’un jugement, d’un calcul réalisé sur la base d’un faire sien,
d’une appropriation. Car que signifie cette sorte de restriction sous entendue
par Socrate lorsqu’il dit : « l’âme,
quand elle pense… » ? N’est-il pas alors sous entendu par Socrate que l’âme
ne fait pas que penser, comme l’estomac, les entrailles ou le cœur qui eux ne
peuvent jamais le faire ? Âme et acte de penser seraient-ils donc à distinguer
?
L’âme où pourrait se situer
l’acte de penser, de juger, de calculer, de viser,… serait-elle aussi le lieu
du faire sien, le lieu de l’accord intime de soi avec soi, ou de la chose avec
soi ? Il semble que pour ne pas confondre le lieu de l’acte de penser et aussi
de parler, avec le lieu de « l’appropriement » du sens porté par
chaque chose une (y compris
soi-même), les Anciens ont situé ce lieu dans les organes intimes du corps qui
sursautent à l’instant du faire sien, comme les poumons halètent et le cœur
tressaille ou peut tressaillir à l’occasion de l’expérience ; ce lieu, ils
l’ont très souvent situé en dehors du cerveau déjà bien identifié comme siège
de la pensée et du langage. Pour celui qui veut faire de la philosophie
autrement, cette distinction entre la conscience et l’acte de penser est
indispensable. Dire que conscience et pensées ne sont pas séparables, c’est
dérober et oublier l’essentiel de ce qu’est l’homme. Mais cette distinction
reste très difficile à effectuer, car depuis ses débuts elle a été manquée par
les philosophes qui s’attacheront principalement à l’acte de penser et donc de
produire des concepts, des lois et des règles.
La conscience est également
silence. Comment parler de ce silence de la conscience sans devoir la
délimiter, la viser, la réduire, l’analyser comme un domaine sans signe
originaire. Comme si on pensait que ce silence de la conscience qui est absence
de parole humaine devait être impuissant à faire surgir la vérité ? Justement,
nous ne le pensons pas. Car c’est par ses œuvres que le silence de la
conscience se fait entendre. Le silence est communiqué au dehors par les œuvres
qui le révèle. Cette voix intérieure et silencieuse n’est-elle pas à la source
du langage comme de toute œuvre humaine ? Le langage est alors le telos du Logos. Il est sens et puissance actualisés, comme les œuvres (ergon) le sont.
Le Logos
désigne à la fois la raison des choses, leur accomplissement, leurs
interactions, leur commencement, leur fin, ce vers quoi elles se réfèrent pour
se mouvoir. Le mot désigne aussi le discours, le récit, ce que les choses nous
disent, ce qu’elles nous délivrent comme sens et ce que nous en en disons
ensuite afin de transmission-émission.
Le Logos est également ce qui fonde le devenir, le mouvement, et lie
toutes les choses entre elles. Les Grecs ont inventé le mot Logos que nous avons traduit de
multiples façons, chacune renvoyant à telle ou telle définition : discours,
récit, langage, acte, raison, souci, ordre, organisation, commandement,
sagesse, lien, rassemblement, présentation, disposition, fondement, parole,
verbe, etc. Cette prolifération du sens du mot Logos nous dévoile en définitive la prolifération du sens grâce et
à travers les choses, et dévoile la manière de le délivrer, le présenter en
toutes choses, le donner en présent, en cadeau ; présent en chaque action, dans
chaque échange, chaque interaction, au commencement comme à la fin. Le Logos, c’est aussi ce qui unit,
rassemble ; il est lien et interface. Le Logos
n’est pas que le sens, mais il est aussi puissance ; il est ainsi exactement
dénommé : sens et puissance liés. Logos
ne peut s’entendre que de cette façon. Ce qui veut dire que tout acte, tout
échange, toute pensée s’y réfèrent et y trouvent sa fondation ; que toute
actualisation, toute production, toute création le porte.
Et la manière pour l’homme
d’interpréter ce mot Logos, dévoilera
toujours sa façon d’interpréter le monde. Soit en y voyant le Verbe de Dieu.
Soit en y voyant la raison humaine incarnée par le langage et donnant ainsi
lumière sur le monde. Soit encore en y voyant ce qui unit, anime, génère et
rend possible le parcours, le passage du sens, sa transmission comme son
émission, et permet ainsi l’accomplissement de toute chose, de tout être vivant
; y compris et plus que tout autre existant, l’être humain grâce à sa capacité
qu’il a de l’écouter, de le faire sien. L’histoire de la philosophie peut être
celle de l’interprétation du mot Logos.
La conscience
(faire sien) est accord de la chose à soi et accord de soi à soi. Le mot accord
qui renvoie à ce qui est uni cœur à cœur, est un état qui résulte d’une
entente. D’une part il est cet un avec
toujours présent à soi, et d’autre part l’accord entre en dialogue avec
lui-même. Son lieu se nomme l’âme où la conscience opère. Voilà le propre
appropriant dont on est sûr parce qu’il est sien et fait sien dans une
proximité et une transparence absolue. L’appropriant rend propre. Et en tant
que propre, il est ce qui convient ou doit convenir. Le propre peut alors
revêtir ses deux sens habituels : ce qui appartient à soi et ce qui est
convenable, en accord, comme la chemise blanche que je porte ce matin est
propre.
Ce que nous
nommons sous le néologisme « appropriement
» renverrait à ces deux sens du mot propre : avoir en propre, faire sien, et
rendre convenable. Le convenable est ce qui vient de manière appropriée, ce qui
est en accord et sur lequel on peut s’appuyer pour continuer. Il est ce qui est
accompli. Quelque chose dont on est sûr. Il ne s’agit pas d’une certitude
apprise au sens d’une loi morale, d’une règle ou d’une norme venue du dehors,
mais d’une certitude innée, quelque chose que l’on sait au plus intime sans
l’avoir jamais apprise.
La conscience dans ce cas est ce
qui permet d’être sûr et certain du juste. Elle nous garantit de la justesse ou
non de l’acte sans même connaître la loi humaine, le dire qui le montrerait, l’édicterait ; ni connaître les normes, les
dits et écrits ; ni avoir en mémoire les verdicts dans le cas où l’acte
qualifié comme juste et conforme serait ou ne serait pas accompli. Le juste
serait non pas ce qui est désigné comme étant conforme à la loi et à ses
exigences, ce que les Grecs nomment le
dikê qui a donné le verbe dire et
tous ses dérivés.
Deik/ dikê signifie montrer, indiquer. Mais montrer quoi ? Montrer
et dire la loi, ce qui a été décidé comme juste, parfois l’imposer avec force
comme un doigt invisible mais inquisiteur désigne le sens, la faute et le
coupable ; montrer par une ligne droite qui sépare et répartit le bien du mal
séparés en deux aires distinctes, comme en deux prairies séparées par un droit
chemin.
Non, le juste n’est pas montré
par cette ligne que je trace sur le sol et qui départage tel un butin le tien
du mien, le juste de l’injuste ; le juste pouvant en maintes occasions se
confondre avec ma part, car la ligne de partage bien que prétendue droite est
parfois une marque symbolisant la séparation entre le fort et le faible, le
dominant et le dominé ; cependant qu’elle distribue ce que d’autres peuvent
considérer comme injuste : cette portion que chacun reçoit dans le
partage.
Si le juste est montré, il l’est
par les œuvres de la conscience et non par celles de la loi qui mettent en
avant la norme, les concepts, les discours ou les idées. Ce premier rang
voulant déterminer les pratiques de chacun. Les idées dominantes sont celles de
ceux qui dominent et ont les moyens et la puissance de faire qu’elles dominent.
Il y a comme un basculement entre
l’œuvre et la loi qui amène la confusion entre ce qui fonde et ce qui est
fondé. Cette confusion inverse la fondation. Le renversement ou basculement
risque de nous conduire à la confusion entre la Loi en tant que Logos et la loi
en tant que discours. Héraclite devait avoir conscience de ce risque, de cette
difficulté lorsqu’il appelait ses contemporains à écouter « non moi » (les
lois, les normes, les idées, le diké,
les dires et les représentations,…),
mais nous invitait à écouter le Logos.
N’est-ce pas le rôle de la
philosophie que de montrer la fondation et de remettre les choses à l’endroit ?
La loi est le tyran des hommes si elle n’est pas fondée sur la conscience. Le
juste est ce que la conscience humaine entend naturellement au plus intime sans
la loi qui viendrait la guider. Le juste qui trouve en la conscience son
fondement est ce dont l’homme est certain sans l’avoir jamais appris. Il est
également ce que la conscience produit en tant qu’œuvres. Dans ce cas la
conscience est bien ce qui détermine la vie et fonde la loi et pas l’inverse
qui nous dit que la loi détermine la conscience. La conscience a en elle cette
puissance de fondation que rien ni personne ne peut anéantir. Ainsi la loi
humaine doit être fondée sur la conscience. Sinon elle risque d’être fondée sur
la domination et être considérée comme injuste. Elle sera et devra être dans ce
cas méprisée et même combattue et non pas respectée au sens kantien du verbe
respecter lorsque Kant nous demande de respecter la loi morale.
La loi est le résultat d’une
activité humaine qui sera appropriée ou non sur le fond de la conscience et
jamais l’inverse qui dirait que la conscience opère selon la loi. En ce sens la
loi n’est pas le fondement de la détermination de l’agir. Alors que la
conscience est le fondement puissant et infaillible de toutes activités humaines
et de toutes pensées.
En conséquence
le respect de la loi ne peut être fondé que sur la conscience qu’on a à
l’instant de l’accueil des choses du monde. Le respect est une manière de
regarder (specere) quelque chose ou
quelqu’un comme étant déjà là dans son entièreté et de l’accueillir comme tel,
donc une manière de le recevoir comme fin et non comme moyen. Respecter
signifie regarder humblement et aussi parfois avec admiration lorsque l’accord
se fait avec ce qu’on reçoit.
S’agit-il d’une
forme de soumission ?
Oui si on se
soumet à sa conscience.
Non si, en
respectant la loi, on doit s’y soumettre aveuglément.
Aveuglément
signifiant alors : sans l’entente de ce que la conscience nous donne. Etre
aveugle est être aveugle à sa conscience. Ainsi au fondement du respect et/ou
de l’admiration, on ne trouve pas la loi, mais on trouve notre capacité de
l’entendre, d’en recevoir le sens.
Je ne respecte
pas une personne existante parce que la loi me le dit, mais je la respecte dans
son entièreté d’être existant. Par contre si c’est la loi qui fonde le respect,
c’est elle qui devient la norme collective à laquelle on se soumet. Dans ce cas
respecter la loi peut mener l’homme à commettre des crimes.
Alors pour
celui qui écoute sa conscience il est possible et même souhaitable de ne pas
respecter la loi, de la mépriser et même de la combattre. On ne devrait pas
respecter quelque chose en fonction de la valeur que la loi lui reconnaît, mais
au contraire on reconnaît de la valeur à ce qu’on respecte et on admire, à ce
qu’on regarde humblement et avec qui, ou avec quoi, on est en accord, en
relation cœur à cœur, en abandon. Respecter quelque chose signifie être en
réserve vis-à-vis de cette chose ou de cette personne, être en retenue et en
accord. Conscience et respect sont inséparables. Si le respect est un mode de
réceptivité, cette manière de recevoir est le résultat de la conscience de
cette même réceptivité et non le résultat d’une loi morale édictée par les
hommes.
Le respect,
comme la loi qui en est issu, est une modalité pratique de la conscience. La
conscience est la source originaire de toute action. Source à la fois immanente
et transcendante. Lieu de rencontre de ce qui est au plus intime de l’homme et
du sens qu’il reçoit de l’extérieur et vers lequel il tend. Lieu qui reste
pourtant mystérieux et inconnu à l’homme, mais qui s’impose comme fondation
solide. Lieu que chaque philosophe se doit d’explorer comme on explore un
chemin non encore parcouru, car il est au fondement de toutes pratiques humaines.
Lieu que tant de penseurs ont rejeté dans l’ombre au profit de la raison et de
la rationalité, en n’y voyant que spéculation. Rejeter l’âme et la conscience
dans la spéculation fut une grande erreur commise par de nombreux philosophes.
Par exemple Kant écrit dans la partie intitulée Canon de la raison pure qu’il ne saurait prendre cela (l’âme ou la
conscience) en compte comme « principe d’explication vis-à-vis des phénomènes
de cette vie ». En définitive pour la philosophie dominante actuellement, aucune
valeur ne doit lui être accordée. Position que nous rejetons puisque justement
nous fondons notre philosophie sur l’expérience et la conscience immédiate de
celle-ci.
Si Marx avait
raison de partir de l’individu réel et vivant et de considérer la conscience
comme sa conscience voulant ainsi s’opposer à l’idéalisme allemand, il est
maintenant possible de dire, contrairement à lui, que c’est la conscience de ce
même individu qui détermine sa vie et ses œuvres qui ne sont ni dominées ni
déterminées par la loi, les concepts ou les idées, ni par les conditions
politiques et économiques vécues, que ces lois ou ces conditions vécues soient
en accord ou non avec la conscience.
La conscience
contre l’ordre dominant, la conscience contre les idées et les discours, contre
les opinions, contre la reproduction, contre le déterminisme, contre les
conditions vécues dans l’expérience : telle est la recommandation d’Héraclite
lorsqu’il nous enjoint d’écouter « non
moi », mais le « Logos ».
Ce moi dont Héraclite nous parle, de
quoi est-il le nom ? Il se nomme idée, discours, opinion, éducation, concept,
loi,… D’une certaine façon Héraclite nous dit que lorsque vous n’écouterez plus
ce moi, vous aurez conscience alors
qu’il était en fait dans la plupart des cas un moyen de domination et de
subordination, une aliénation. Son empire cessera de lui-même sa domination et
vous saurez qu’il n’était là que pour se maintenir et se reproduire. Son empire
gardé par les producteurs de concepts, d’idées ou d’opinions n’était qu’une illusion.
Un tigre en papier. Ne croyez jamais sur parole ce que l’époque dit d’elle-même
à travers ses penseurs appointés ! N’écoutez que votre conscience, croyez ce
qu’elle vous dit.
La conscience
désigne ce qui est le plus intime du plus intime, le plus clos du plus clos, le
château intérieur, le for(t) intérieur que rien ni personne ne peut forcer, ni
les lois humaines et ni la force si elle s’y oppose. Et aussi elle est
ouverture, elle n’est même que cela ; elle est ce qui est le plus ouvert et le
plus libérateur du sens porté par les choses, y compris soi, en les rendant
convenables, aptes à se poursuivre.
La conscience
est à la fois une adhésion : faire
sien, et une objection : dire non à
l’opinion, au moi, et elle est un « appropriement
» : rendre convenable. Et l’être conscient est celui qui fait sien le sens
porté par les choses et contribue dans les limites de l’expérience qu’il en a à
les rendre convenable, c'est-à-dire apte à se poursuivre, à s’accomplir en
plénitude. Tel est le double sens du concept d’appropriement (faire sien et
rendre pleinement convenable) alors que couramment le mot appropriation n’en
rend qu’un, celui de faire sien.
Mais dans cette
acception de la conscience comme « appropriement », il manque une
troisième donnée ! Car il faut toujours trois pour être un. Cette troisième
donnée se nomme Logos. Ou encore ce
que Paul nomme la loi de l’Esprit. Ecouter le Logos libère de la loi des
hommes, de leur discours comme de leurs opinions, et libère l’homme de sa
propre volonté comme de ses propres efforts. Ainsi le propre est en un même instant, ce qui est le plus particulier et
rien d’autre, le plus convenable et accompli, et aussi ce qui est le plus
ouvert et le plus universel, le moins caché et le plus commun à tous puisqu’il
est fondation qui se nomme Logos.
Le plus
universel, le plus commun à tous…, car ne dépendant d’aucune loi particulière,
même d’aucun idéal, mais au contraire les fondant toutes et tous. Enfin et ce
n’est pas le plus insignifiant, la conscience à son instant du faire sien le
sens de quelque chose est réponse à cet appel du sens en terme d’exigences que
l’homme se donne à lui-même. Mais ces exigences au même instant sont fondées au
plus intérieur de l’homme et fondées extérieurement.
Ce fond est si
puissant qu’il en est redoutable à quiconque veut le réduire et le dominer.
François Baudin
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