mercredi 20 janvier 2016

Se sortir du poison identitaire





Se sortir du poison identitaire

J’ai intitulé ma conférence : Le poison identitaire, parce que je vais essayer de démontrer en quoi ce que l’on nomme identité nationale, identité de la France, ou ce que l’on qualifie aujourd’hui d’identité, sont des leurres, des mensonges ; en quoi la revendication identitaire mène dans une impasse, en quoi toutes ces notions, toutes les idées centrées sur l’identité, sont des nuisances, des repliements, des enfermements qui ne peuvent que mener à l’oppression, à la violence et finalement à la mort. L’identité : voilà une maladie, une peste qu’il va falloir combattre avec force et détermination.

Je vais commencer par lire un extrait d’une chronique publiée sur le blog des éditions Kairos, écrite le 7 novembre 2015, donc trois jours avant les massacres de Paris :
                                         
« Je me souviens, dans les années 60 et 70, lorsque nous rencontrions un homme ou une femme, nous ne lui demandions pas, avant même d’entamer un échange avec lui, de quelle religion, de quelle origine, de quel pays, de quelle nation, de quelle chapelle, de quelle famille il était. Seule la qualité d’homme devait suffire pour échanger avec lui.
Notre simple désir était de rencontrer, de connaître son semblable. Nous placions alors, avant tout autre chose, le fait que la personne que nous avions en face de nous, était d’abord et en premier lieu, le même que nous, un être humain. La catastrophe du nationalisme que nos parents avaient vécue en Europe dans les années 1930 et jusqu’en 1945, était encore dans toutes les mémoires et il fallait bâtir au-delà des frontières, un autre monde possible. Par exemple en France, l’idée européenne devait guider nos actions. L’idée internationaliste devait l’emporter sur la division, la séparation, et la concurrence de tous contre tous. 

Cette manière de voir l’autre comme son semblable se concrétisait de manière pratique par une ouverture fondée sur le sentiment d’appartenir à un même ensemble qui constitue l’humanité.
Parmi les jeunes de l’époque, une soif de découverte, de possibilités infinies de rencontres, de voyages, de mobilité devait déboucher pour la génération de l’après Seconde Guerre mondiale, vers un monde réconcilié. Dominait alors, le sentiment d’appartenir à un même monde qu’il nous fallait bâtir ensemble. (…)

Mais le poison identitaire a fait son œuvre. Chacun est devenu son propre ennemi en cherchant à tout prix à s’enfermer dans une identité que le plus souvent on lui avait assignée de l’extérieur.
Avant d’être un homme, tu seras un musulman, tu seras un juif, tu seras de telle ou telle nationalité, de telle région, de telle religion : tels sont aujourd’hui les mots d’ordre qu’on répète en permanence.
Le poison identitaire devient alors une véritable peste pour tous.
Nous oublions que la longue histoire de l’humanité qui débute dès le paléolithique, donc il y a plus de 10 000 ans, est celle de l’immigration, de la mixité et du métissage. La pureté d’une nation, la pureté d’une race ou d’une ethnie, est une chimère inventée, une idéologie néfaste, une manière de dominer l’autre, de le rendre esclave. Elle se solde dans plupart des cas par la volonté de contraindre par la force chaque individu à son propre modèle, en définitive à ses propres intérêts. Elle est le chemin direct qui nous conduit à la disparition, à la mort.

Voilà donc le constat posé. Voilà le danger identifié. Mais avant d’essayer de trouver les armes qui nous permettront de lutter contre ce danger, nous devons :

1.     Dans un premier temps, passer par une définition du concept d’identité. Qu’est-ce que l’identité ? A quoi correspond cette idée et finalement ce concept ? La réponse dans cette première partie sera d’ordre philosophique. Elle sera courte et prendra quelques minutes, car cette conférence n’est pas philosophique. Cependant on ne peut pas traiter de l’identité sans passer en revue quelques concepts philosophiques.
2.     Dans un second temps il faudra essayer de comprendre, en 2016, pourquoi nous en sommes arrivés là. Pourquoi les hommes et les femmes des années 1950/ 1960/1970 ont-ils perdu la bataille des idées ? Pourquoi cette idée identitaire qui est en définitive une idée conservatrice de droite, voire même d’extrême droite de type fasciste, a-t-elle gagnée ?
Les idées d’universalisme, d’égalité et de libération dominaient et structuraient la vie politique en France et même dans le monde au cours de la période précédente. Au cours des dernières décennies, entre 1980 et 2010, toutes ces idées ont reculé au profit de celle de l’identité. Lors de la seconde partie de mon exposé, il ne sera pas possible de répondre de manière exhaustive à la question du pourquoi. Pourquoi le recul, pourquoi cette défaite des idées ? Il faudrait plusieurs livres. D’ailleurs un grand nombre d’ouvrages porte sur ce thème. Dans cette seconde partie, mon approche sera principalement économique et aussi politique.
3.     La troisième partie sera consacrée au comment : comment se soustraire à ce façonnage de l’opinion, à ce façonnage des consciences ? Que faut-il faire, que faut-il dire ? Il est évident que dans le cadre d’une intervention de 45 minutes, il ne sera pas possible de répondre à cette interrogation. Et justement, c’est le thème du débat qui devra encore se poursuivre cet après midi et probablement bien après.


Première partie : qu’est ce que l’identité ?

Aristote, dans de nombreux textes, fut parmi les premiers à définir ce qu’est le principe d’identité. Il écrit dans son célèbre texte intitulé la Métaphysique :

« Il est impossible qu’une même chose appartienne et n’appartienne pas en même temps au même et sous le même rapport. »

Citation qui peut paraître un compliquée mais qu’on peut illustrer de cette façon simple : il est possible qu’un ciel soit, à l’instant où je le perçois, d’un bleu azur profond et demain qu’il soit nuageux. Mais il est impossible que ce ciel apparaisse au même instant lorsque je le perçois, à la fois nuageux et azuréen. Il est impossible qu’une chose au même instant soit et ne soit pas.

Une chose est toujours identique à elle-même en son présent.

Cette chose présente, identique à elle-même à un même instant et dont nous faisons l’expérience, peut être ensuite déterminée, située, jugée.
Par exemple, je fais l’expérience de ce ciel magnifique, je le juge ensuite, je le détermine, je l’explique. Mais sans cette présence originaire identifiée selon le principe d’identité, jamais je ne pourrai ensuite le juger, le déterminer selon le principe de raison qui tend à expliquer pourquoi telle chose est ainsi et pas autrement. Le principe de raison dit que toutes les choses ont leurs raisons. Que rien n’est sans raison.

Une des questions qui a été posée par la philosophie dès l’Antiquité, est celle de l’identité. L’identité d’une chose avec elle-même en son présent, mais aussi l’identité de cette même chose ou d’un être vivant au cours de son existence.
Cela alors devient très compliqué.
En effet comment une chose peut-elle être identique à elle-même et différente au cours de son devenir, s’il s’agit d’une même chose ?
Qu’est-ce que ce même qui perdure et qu’est-ce que cette différence ? En quoi la différence en question est-elle une différence ? Ne s’agit-il pas que d’une apparence ? Un voile et en définitive une illusion qui nous cache ce que la chose est en vérité ! Qui nous cache la vérité.

Adolphe Hitler, petit garçon photographié en culotte courte avec ses camarades de classe, d’où émane tant de bonté et de fraîcheur, est-il le même Hitler que nous avons connu ensuite et qui d’une certaine façon symbolise le mal absolu ?
C’est probablement cette question qui m’a hanté pendant des années et qui d’une certaine façon m’a poussé à écrire de la philosophie.
Les trois textes publiés portant sur le concept de vérité (Livre I : Philosophie et vérité, Livre II : Discours et vérité, et le troisième Livre : Être et vérité), tente en définitive de répondre à cette question.

Donc si on énonce qu’une chose est dans tous les cas toujours identique à elle-même en son présent, elle est aussi et dans tous les cas toujours différente à l’instant suivant.
Et elle est aussi toujours différente d’une autre chose en son présent. A différent de B.

Essayez de penser, même de vivre si vous proposez que A n’est pas identique à A en un même présent. On sombre alors vite dans la folie ou dans le monde prodigieux d’Alice au pays des merveilles.

La seconde série de questions qui arrive alors est celle du changement.
Pourquoi les choses changent-elles et moi aussi ?
Parce qu’une interaction, un échange, une rencontre a eu lieu à l’instant entre deux différences.
C’est bien l’échange, l’interaction, la rencontre qui a produit un changement, même infime, imperceptible, mais un changement quand même pour chacun des acteurs, ou chacune des parties de quelque chose.
Cette idée a été parmi les premières exprimées en philosophie. Héraclite la résume ainsi, aux alentours de 550 avant J.C :

On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve

C’est ce changement qui nous interroge toujours, et qui nous étonne. Qui est même selon Aristote à la source de la philosophie.
Qu’est-ce qui change ? Qu’est-ce qui reste identique ? Qu’est-ce qui me différentie d’une autre chose avec laquelle je suis en interactions, en échange.
Quelle trace du passé continue, persiste ? Qu’est-ce qui disparaît ?

Nous conservons aussi, au moins en mémoire, une partie des traces de ce que nous fûmes, des traces de ce que les autres furent aussi, des traces qui nous permettent de continuer d’exister, de rester en interactions, d’être en échange.

C’est par les interactions que le fleuve dont parle Héraclite est toujours changeant, et c’est aussi par les mêmes interactions que le fleuve continue son cours et son existence. En effet si le fleuve est toujours fleuve, jusqu’à sa disparition dans l’océan, c’est par les traces laissées et produites grâce à un nombre indéfini d’interactions, d’échanges, de confluences d’autres fleuves. C’est ainsi que le fleuve peut poursuivre sa course jusqu’à son embouchure, c'est-à-dire y disparaître en tant que fleuve.

Sans interaction, sans échange, sans rencontre, aucune chose n’est possible. Et si les choses sont possibles celles-ci ne peuvent être que compossibles, c’est-à-dire possible ensemble.
Rien ne peut naître sans les autres qui sont venus au monde auparavant, rien ne peut continuer de vivre et d’exister sans les autres et en interactions avec. Rien n’est isolé. Il faut insister sur cette idée d’interdépendance indispensable à toute existence et à toute poursuite de l’existence.

Exister, continuer d’exister, c’est toujours porter les traces de ce que nous étions auparavant au-delà de l’instant présent et c’est être capable d’échanger, d’être en interaction avec un autre au-delà de notre propre limite actuelle. Donc c’est être en capacité d’émettre quelque chose à l’extérieur de nous-mêmes.
Exister c’est être en capacité (en puissance) de continuer, de se transformer ; exister c’est être en capacité (en puissance) de recevoir et d’émettre quelque chose.
La stabilité ne caractérise pas notre univers, ni l’homme, qui est en permanence métastable, c'est-à-dire en capacité de changement.

Toutes ces propositions concernent l’homme mais elles concernent aussi l’ensemble des choses, animées, inanimées, objets, œuvres d’art, discours, phénomènes de toutes sortes. Toute chose existe par les traces qu’elle garde et par les interactions qu’elle est capable de mettre en œuvre ; que ces interactions soient physiques, chimiques, psychologiques, économiques, etc.

On peut dire que notre identité, ce sont les traces que nous portons et que nous émettons au-delà de notre limite dans l’instant présent d’une rencontre, d’un échange, d’une interaction.
On peut dire aussi que notre identité, ce sont les traces qui nous sont laissées par d’autres et que nous gardons, que nous mettons en mémoire grâce au nombre indéfini d’interactions, d’échanges, de rencontres.
Mais ces traces sont en perpétuel changement. Ces traces disparaissent aussi, et ce qui les caractérise s’appelle oubli et fidélité ou tradition.

Fidélité impossible, tradition impossible, car ces traces prennent un aspect différent selon le point de vue adopté, qui lui aussi est toujours changeant. Et ces différences enteront à nouveau en interactions avec le monde.

Par exemple quelle est l’identité de la France : le grand historien Fernand Braudel a écrit des milliers de pages sur ce sujet, et d’autres avant lui et après lui.
A chaque fois le point de vue est différent. Pour Braudel, il est économique et encore il s’agit d’un certain point de vue sur l’économie, mais il peut être religieux, politique, diplomatique, démographique, géographique, social etc.
De plus à chaque publication, l’identité de la France va changer par la trace nouvelle que cette même publication laisse dans les esprits. Il en est ainsi pour toute production humaine.


Mais pour l’homme il y a quelque chose qui lui est propre ou fortement développé : la conscience immédiate qui accompagne à chaque instant ce que nous vivons, conscience de chaque échange, de chaque rencontre qui peuvent pour certaine d’entre-elle changer le cours de notre vie. Je pense par exemple à la rencontre amoureuse. L’homme a conscience que sa construction subjective dépend de ses rencontres.

Pour terminer cette première partie, résumons les quelques idées développées qui sont : celles de traces, de mémoire, de garde, de point de vue, d’interactions à chaque instant, de réciprocité, d’interdépendance, d’échanges, de métastabilité, c'est-à-dire de capacité à recevoir de nouvelles informations (idées) qui nous modifieront, qui nous changeront et détermineront ensuite nos actions. Enfin dernière idée : celle de la conscience qui nous accompagne aussi à chaque instant. Instants qui ne sont en définitive que des interactions.

Mais pour faire le lien avec la seconde partie, il faut y ajouter quelque chose de très important : ces échanges, ces interactions, ces réciprocités ne sont pas marqués par l’égalité. Ils peuvent entraîner la disparition d’une des parties de l’interaction, d’un des acteurs. Cette inégalité à l’instant de l’interaction ou de l’échange est le signe d’une inégale puissance entre les acteurs.


Deuxième partie


Et j’en arrive à la seconde partie de mon exposé qui porte plus particulièrement sur l’activité économique (sur les interactions économiques) et sur la politique.

C’est justement aussi la conscience humaine de vivre dans l’injustice des échanges, dans l’inégalité des puissances, qui va contribuer à construire l’identité de chacun. Cette conscience peut se nommer philosophiquement : entente du sens, entente de l’être.
L’inégalité dans les échanges, dans les interactions, entraîne des frustrations, même parfois la disparition, la mort ; elle entraîne un phénomène de repli et bien naturellement des défenses. Car l’homme ne supporte pas d’être considéré comme inférieur, comme n’étant rien, comme n’existant pas, comme comptant peu, comme étant manipulé et manipulable dans l’intérêt d’un autre. L’homme ne peut pas vivre en étant victime d’injustices, ou de ce qu’il pense être une injustice.
Le ressentiment, l’esprit de vengeance l’anime alors. Une stratégie de défense peut se mettre en place chez ce type de sujet, comme l’avait dit tout à l’heure Armelle.

Donc une dernière notion doit être évoquée ici, une notion purement humaine : celle du respect. Qu’est-ce que le respect, ce terme très utilisé dans certains quartiers de nos villes ? Pour résumer ma pensée : Le respect est une manière de regarder (specere) quelque chose ou quelqu’un comme étant déjà là dans son entièreté et de l’accueillir comme tel, donc une manière de le recevoir comme fin et non comme moyen. Respecter signifie regarder humblement et aussi parfois avec admiration lorsque l’accord se fait avec ce qu’on reçoit. C’est sur le respect et l’égalité, et à partir de la réciprocité, que doivent être fondés les échanges humains, les interactions entre les hommes. C’est sur cette base que se construit aussi l’identité de chacun, comme celle d’une nation ou d’un peuple.

Dans l’introduction, la question du pourquoi a été posée. Pourquoi on en était arrivé à cette situation où ce qui domine n’est plus cette ouverture vers l’autre et le respect qu’on lui porte, n’est plus une aspiration à l’égalité fraternelle qui caractérisait la période passée ? Au cours des trente dernières années, l’égalité et la fraternité ont reculé au profit de l’identité. Et on peut dire aussi que le respect de la personne humaine a reculé au profit de la domination.
Cette seconde partie va tenter d’apporter des réponses à ce pourquoi. Elle portera sur une analyse économique rapide et sur une analyse politique.

Je vais tout d’abord citer Karl Marx. Il faut rappeler ses classiques. Marx est toujours d’actualité en ce début du XXIe siècle, plus que jamais. Il est même visionnaire et son analyse qui était neuve en 1848, était de toute évidence en avance d’un siècle et demi.
Dans le Manifeste du parti communiste publié en 1848, il écrit dans la première partie qui s’intitule Bourgeois et prolétaires :

« La grande industrie a crée le marché mondial (…) Le marché mondial accéléra prodigieusement le développement du commerce, de la navigation, des voies de communications terrestres. (…) ce développement réagit à son tour sur l’extension de l’industrie. (…) La bourgeoisie grandissait, décuplant ses capitaux et refoulant à l’arrière-plan les classes léguées par le Moyen Âge. »

Puis plus loin, Marx continue son explication : « L’établissement de la grande industrie et du marché mondial, s’est finalement emparée de la souveraineté politique exclusive dans l’Etat représentatif moderne. Le gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de la bourgeoisie tout entière. La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses supérieurs, elles les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement au comptant ». Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés (…°), l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un saint respect.(…) La bourgeoise ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelle distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, (…) »

Je continue en faisant remarquer qu’on pourrait penser que ce texte a été écrit hier et qu’on vient de le lire dans notre journal favori. « Poussé par le besoin de débouchés toujours nouveaux (je pourrai ajouter aussi : poussé par le besoin de ressources nouvelles, de matières premières nouvelles, par le besoin d’inventer des produits nouveaux), la bourgeoisie envahit le monde entier. Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations. (On pourrait ajouter encore : transformer tout en marchandises : l’air que l’on respire, l’eau que l’on boit, le vent qui souffle, le soleil qui réchauffe : rien ne doit échapper à la marchandisation).
Marx écrit un peu plus loin encore : « Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale. Les vieilles entreprises nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. (…) A la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. A la place de l’ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. Et ce qui est vrai de la production matérielle ne l’est pas moins de la production de l’esprit. (…) L’étroitesse et l’exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles…. »

J’arrête ici la longue citation de Marx. Ce que nous vivons aujourd’hui dans le monde, Marx l’avait déjà vu. Le pouvoir dissolvant de la mondialisation capitaliste est devenue une réalité évidente pour tous.
Destruction des territoires, des pays, des Etats. Destruction des identités collectives et individuelles anciennes.
Dissolution des mondes anciens, des modes de vie traditionnelles, des familles et de la place de la femme qui devient elle aussi, comme l’homme, une formidable force de travail et une consommatrice. Voilà la figure, l’identité moderne de la femme libérée de la tradition. Le féminisme qui a vu naître la figure de la femme actuelle n’est plus une marque évidente de l’émancipation de l’humanité, comme il le fut autrefois lorsque la société traditionnelle machiste dominait encore, même en Europe. La figure moderne de la femme libérée, son identité, est celle du pouvoir et de la consommation. D’une femme de pouvoir à l’aise dans la mondialisation.

Aujourd’hui la force destructrice du capitalisme apparaît dans toute sa pureté, comme il apparaissait dans son évidence au XIXe siècle du temps de Karl Marx. Bien sûr cela ne veut pas dire que le vieux monde de la tradition ait disparu partout. D’ailleurs aujourd’hui c’est principalement lui qui résiste à l’énergie dissolvante du capitalisme mondialisé. L’ancien monde n’est pas totalement mort : la religion et sa puissance traditionnelle, plus globalement la tradition, sont toujours en maints endroits des éléments essentiels qui constituent l’identité d’un nombre important d’individus. On trouve même encore des traces renouvelées de la tradition dans nos pays européens avec les figures actuelles du catholicisme intégriste. Mais on voit bien que cette forme de résistance à la mondialisation capitaliste est conservatrice. Elle a pour objectif de conserver l’ancien.

Cependant cette force brutale et destructrice du capitalisme apparaît avec beaucoup de jeunesse aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que la force primitive du capitalisme, son énergie dissolvante est libérée des chaînes qui la contraignaient encore dans la période de l’après la Seconde Guerre mondiale. La bascule historique s’est faite dans les années 1980 et au tournant des années 1990, lors de l’échec historique et définitif de ce que furent les régimes socialistes dans le monde.
Après 1990, un seul système (le capitalisme) a été présenté comme seule possibilité pour le monde. On a même parlé à ce moment là de la fin de l’histoire. L’utopie d’un autre monde a été jetée avec l’eau sale des expériences socialistes. There is no alternative ont dit Reagan et Thatcher (une femme de pouvoir moderne et libérée) au début des années 80. Cette idée nous est répétée quotidiennement et nous y croyons massivement.

Quelles sont aujourd’hui les conséquences de ce triomphe du capitalisme mondialisé qui trouve en face de lui si peu de résistance, sauf dans certaines régions, celle des sociétés traditionnelles ?
Jamais les inégalités dans le monde n’ont été aussi grandes. Monstrueuses même disent certains. Nous vivons un développement inégalitaire sans précédent :
1.     1% des individus détient 46 % des ressources de la planète.
2.     40 % des individus possède 14 % des ressources : il s’agit des classes moyennes mondiales qui vivent principalement dans les pays occidentaux.
3.      50 % ne possèdent rien.
4.     Ceux qui restent, un peu moins de 10 % de la population ne possède peu.
5.     Actuellement dans le monde 67 personnes possèdent autant de richesses que trois milliards et demi d’êtres humains. Le patrimoine des 1% les plus riches dépasse celui des 99 % restants.

Pauvreté, mort certaine, exclusion, rejet, sentiment d’abandon, désindustrialisation, exclusion, perte de sens, désarroi, errance. Territoires entiers abandonnés. Sentiment d’être des citoyens de seconde zone. De vivre dans des territoires qui n’existent pas mais qu’on pille, etc. etc.
Sentiment pour des milliards d’individus de n’être rien dans le monde, de ne compter pour rien, de ne pas exister, d’être considéré comme quantité négligeable.
Ici en France globalement se sentiment touche peut-être 10 millions d’habitants. Ces habitants ne trouvent plus leur place dans notre pays. Ils ne croient plus en la démocratie qui semble n’être là que pour accompagner et gérer ce type de mondialisation. Ils votent Front national ou bien s’abstiennent lors des consultations électorales.
D’autre part, un grand nombre de Français et de Françaises, fils (filles) et petits fils de travailleurs immigrés issus de nos anciennes colonies, vivent dans un repli identitaire fondé sur la religion de leurs parents. L’islam.

Ce sentiment d’abandon, de n’être rien, correspond à une réalité économique, puisque d’une manière générale, le monde tourne et se développe, crée de la richesse sans avoir besoin de l’existence de milliards d’être humains.
Il faut rappeler que le capitalisme dans sa pureté actuelle ne reconnaît en l’homme que deux identités : celle de travailleur salarié (de plus en plus précaire et corvéable) et celle de consommateur. Or ces populations littéralement laissées sur le bord du chemin de la mondialisation ne sont ni l’un ni l’autre, ni consommateur ni producteur. Et l’avenir pour eux est des plus sombres.
Il faut ajouter à ce constat que les classes moyennes en Europe sont également en danger. La peur du déclassement, de ne plus compter, les angoisse. Un bon nombre risque à terme de tomber dans l’exclusion.

Une grande partie du monde, et notamment de la France, est en souffrance.
Cette situation d’exclusion, cette souffrance, ce sentiment d’impuissance face à une situation qui nous dépasse largement, ce danger réel d’un déclassement imminent va alimenter de manière presque mécanique la subjectivation identitaire et parfois violente.

Pour les Européens d’origine, qui ont toujours été bercés par un sentiment de supériorité, une idée positive d’eux-mêmes, bercés par le sentiment d’être issus de ceux qui historiquement ont dominé le monde : le repli identitaire s’effectue sur des idées nationales, xénophobes, racistes. Il s’effectue aussi à partir d’une histoire réinventée, d’une nostalgie, celle d’une époque où l’Europe, et notamment la France, dominait sur le reste du monde, notamment grâce à son empire colonial. Un système de défense se met en place et se construit à partir de ce que l’on va nommer les valeurs de la civilisation contre les barbares. Il aboutit à des idées conservatrices, réactionnaires et d’extrême droite.
Pour ceux qui n’ont plus aucune utilité dans le système mondialisé et qu’on souhaiterait expulser, chasser de la communauté nationale, et qui sont pour la plupart fils et petits fils d’immigrés, la subjectivation identitaire prend aujourd’hui la forme de la religion de leurs parents. L’islam.
Ces exclus d’origine étrangère sont en permanence exposés à l’arrogance et la suffisance des Européens. Réfléchissez une minute aux effets délétères du mot d’ordre largement diffusé dans le monde suite au massacre commis à Paris le 13 novembre 2015 : « Je résiste, je suis sur la terrasse ». Ainsi résister c’est boire un verre entre amis, ou assister à un concert rock. Ce mot d’ordre est un véritable pousse-au-crime pour les milliards d’individus qui n’ont rien, car il affiche l’aisance d’une société qui se noie dans sa propre image, image fausse en grande partie.

Voilà les figures contemporaines du fascisme
Ces figures identitaires et subjectives qui caractérisent une forme de fascisme contemporain trouve leur source dans le fait qu’il n’y a pas actuellement d’autres alternatives proposées globalement dans le monde. Comme si le capitalisme mondialisé était un horizon indépassable.
Ces figures identitaires sont 
1.     Les symptômes d’une énorme frustration, d’une totale impuissance, celle de ne pas pouvoir être assis à la table des riches ou d’en être chassé.
2.     Et deuxièmement le symptôme d’un manque, d’une absence de perspectives ou d’alternatives possibles. Il s’agit d’un manque d’espérance. L’interrogation est celle-ci : si ce monde est le seul possible, pourquoi n’y ai-je pas ma place ou vais-je la perdre selon les critères qu’il prône : argent, consommation, travail ?

Ce qui nous manque, c’est une espérance et des moyens pour nous sortir de cette situation.

La tentation identitaire arrive alors presque mécaniquement. Elle est morbide, mortifère, nihiliste. Elle aboutit au ressentiment et à la vengeance, à la destruction. Elle est une impasse qui mène à la guerre et à la mort.
Il est urgent aujourd’hui de redonner au monde dans lequel nous vivons un horizon nouveau à la hauteur des enjeux.
Il est urgent de redonner existence à celui qui est inexistant, comme à celui qui est en voie de disparaître, qui ne compte pas, qu’on laisse à l’abandon.
Toute la question est là : comment redonner à l’inexistant du monde une existence dans le monde. Dans la société du XIXe siècle, du temps de Marx, l’inexistant était le prolétaire. Aujourd’hui, il se trouve aux périphéries ghettoïsées des grandes villes (c’est le bien nommé sans-papier qui en est la figure la plus emblématique avec celle du réfugié qui vit sous une tente à Calais, ou du Marocain qui souffre dans les grandes plantations du sud de l’Espagne) ; l’inexistant habite dans les zones rurales abandonnées de la Lorraine ou d’ailleurs ; et plus largement dans les périphéries des démocraties occidentales : Maghreb, Moyen-Orient, Afrique, Asie centrale… On pourrait presque faire une carte géographique de l’inexistant du monde et de la tentation fasciste qui l’anime aujourd’hui.
Souvenons-nous du couplet de l’Internationale : Nous ne sommes rien, soyons tout. Souvenons-nous de la déclaration de Sieyès au début de la révolution en 1789 : Qu’est-ce que le tiers état ? Rien ; que veut-il être ?  Tout.

Mais cela ne veut pas dire que ces personnes n’existent pas réellement, d’ailleurs on les bombarde assez souvent, on les surveille, on crée pour eux un état d’urgence, on concocte des lois liberticides et scélérates comme la déchéance de nationalité, donc cela ne veut dire qu’on ne s’en occupe pas. Et de ce point de vue, ils existent.
Comme existent les abandonnés des zones rurales ou futurs déclassés de la classe moyenne : on répond à leurs aspirations fascisantes et à leurs frustrations identitaires, par ces mêmes projets liberticides qui les rassurent.

La question qui nous est posée n’est donc pas une question religieuse, et encore moins une guerre des identités, une guerre de civilisation, ou encore une guerre anti-religieuse ou un Djihad, une croisade. La religion est un phénomène humain partagé universellement. La religion est constitutive pour une majorité de sociétés dans le monde. Le fanatisme religieux en est la perversion fondée sur la frustration, la négation de la personne. C’est cette non-reconnaissance qui islamise et qui fanatise. Et non la religion elle-même. Je peux donner l’exemple historique de l’Irlande qui a lutté avant tout autre chose pour son indépendance. Et il faudra toujours rappeler que les grandes guerres mondiales qui furent les plus meurtrières n’ont aucune origine religieuse. Le nazisme qui se fonde sur l’énorme frustration née du traité de Versailles, en est la preuve incontestable.
La religion a même été un facteur de paix porteur de fraternité : en Inde avec Gandhi, en Afrique du Sud avec Desmond Tutu, ou même encore aux Etats-Unis avec Martin Luther King.


Troisième partie

Il me reste très peu de temps pour aborder la troisième partie : celle des solutions. Que faire ?
Nous allons y consacrer cet après-midi. Ce sera donc très court et il s’agit maintenant plutôt d’indiquer des directions.
D’une manière générale on peut dire que les solutions seront trouvées collectivement, par des échanges, des débats, probablement des luttes aussi, des combats dont nous ne voyons aujourd’hui ni les figures ni les modalités.

Nous avons terminé la partie précédente par la religion en disant que la question n’est pas religieuse. Il faut absolument se sortir de ce point de vue, car il nous enferme et contribue à obscurcir la question. Il faut se sortir de cette impasse mortifère.
C’est peut-être là qu’on veut nous emmener : aborder cette question de l’identité à partir de la religion. Tout en ne niant pas l’importance de la religion qui est une caractéristique majeure de toute société et de l’identité pour des milliards d’individus.

Mais il faut voir au-delà de cet aspect religieux, voir plus loin.

La question n’est pas non plus nationale. D’ailleurs le capitalisme mondialisé est déjà bien au-delà de la nation, qui n’existe pas pour lui. Cela fait longtemps que le dirigeant d’une compagnie multinationale a cessé d’être de telle ou telle nation. Le dirigeant de cette compagnie est chez lui partout dans le monde.
Pourtant, nous ne devons pas nier que la nation et son histoire sont également constitutives de l’identité de chacun d’entre nous.

Il faut absolument élargir l’espace de notre réflexion, aller au-delà de ce qui constitue à l’instant notre identité.

Il s’agit ni plus ni moins de la personne humaine : reconnaître à l’instant de chaque rencontre, en chacun d’entre nous un homme égal à un autre homme, une nation égale une autre nation. Ce que j’avais appelé respect à la fin de la première partie. Un peuple égal un autre peuple. Une religion égale une autre religion. Etc.
Et sur ce point il est urgent de gagner les cœurs de milliards d’individus dans le monde et en France. Gagner les cœurs c’est envoyer des signes tangibles, concrets, des paroles et des actions. Ce que l’on ne fait pas aujourd’hui, bien au contraire.
Ne pas stigmatiser, ni un individu, ni une nation, ni un peuple, ni une religion. Cesser avec cette suffisance occidentale. Et construire un récit national et mondial dans lequel tout le monde est intégré, tout le monde a une place.
Donc il faut avoir un discours tendant vers l’universel et travailler à une politique étrangère et intérieure qui va dans ce sens.
Retrouver un discours révolutionnaire sur ce point, discours qui constitue aussi notre identité française : celui de la République de l’An II, celui de la Révolution de 1848, celui de la Commune de Paris ; retrouver l’esprit qui animait bon nombre de résistants en 1944. Voilà aussi la tradition, l’identité de la France : ce chemin ouvert par les grands moments de l’histoire de notre pays. Sans jamais oublier que notre nation, la France, fut aussi et le reste encore malgré tout, un empire colonial. L’esprit colonial ancien ou néocolonial actuel, ne peut être fondé que sur l’idée que l’autre, le colonisé ou le néocolonisé, est inférieur à nous en tout. Qu’il est un barbare et n’existe pas. Il faut le dire toujours et le rappeler.

Et bien entendu, comme les causes sont essentiellement économiques : freiner et même lutter contre le pouvoir dissolvant du capitalisme mondialisé tel qu’il est mis en œuvre actuellement.
Il faut donc construire une idée différente de celle qui règne actuellement dans le monde. Idée qui permettra de redonner une espérance à chacun d’entre nous.
Idée bien différente vous l’aurez compris de celle de ma présence sur une terrasse de café comme signe de mon identité et de ma résistance. Présence sur une terrasse qui est de toute évidence une manière de vivre sans idée et dans  la consommation.

La tache est gigantesque, nous n’en verrons pas la fin.
Mais comme le dit le philosophe Alain Badiou : il y a urgence.

François Baudin








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